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Gérard De Chergé (Traducteur)
EAN : 9782743660499
304 pages
Payot et Rivages (23/08/2023)
4/5   264 notes
Résumé :
Emily St. John Mandel renouvelle le thème classique du voyage dans le temps à sa manière unique, dans une histoire envoûtante qui entremêle époques et personnages jusqu'au vertige.

Quel est cet étrange phénomène qui semble se produire à diverses époques et toujours de la même façon ? Dans les bois de Caiette, au nord de l'île de Vancouver, des gens entendent une berceuse jouée au violon, accompagnée d'un bruissement évoquant un engin volant qui décol... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (77) Voir plus Ajouter une critique
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sur 264 notes
°°° Rentrée littéraire 2023 # 21 °°°

Le roman est vraiment étonnant. Il démarre de façon très classique par le récit de l'exil forcé en 1912 au Canada Edwin, jeune aristocrate anglais qui ne rentre pas dans le rang, donnant peu idée de l'étrangeté à venir. Et puis Emily St. John Mandel change radicalement son braquet temporel avec des chapitres sis en 2020, 2203 et 2401, et surprend en faisant intervenir des personnages de ces précédents romans, Station Eleven et L'Hôtel de verre, sans faire de son roman une suite, plutôt une extension. Et surprend encore avec ses tropes SF ( colonies lunaires avec dômes climatisés et champs robotisés, voyage dans le temps ).

Oui, Emily St. John Mandel s'est bien emparée du genre SF. Mais ici, pas de monde à sauver ou de grosse machinerie de cet ordre. Plutôt que d'encombrer son intrigue d'avancées technologiques et gadgets geek, l'autrice se concentre sur les drames intimes qui secouent ses personnages et l'évolution de leur psyché. Sur un tempo limpide et apaisant, elle croise les différents arcs narratifs temporels en imaginant un superbe meta fil conducteur :

« Il titube péniblement entre les arbres et, quelques instants plus tard, Edwin se retrouve seul à scruter les branches. Il s'avance … et l'obscurité s'abat, comme provoquée par une cécité ou une éclipse. Il a l'impression de se trouver dans un intérieur caverneux, genre garde de chemin de fer ou cathédrale, il entend des accords de violon, il y a des gens autour de lui, puis un son impossible à identifier … »

Cette expérience paranormale est vécue de la même façon par les principaux protagonistes à des siècles d'intervalle, créant ainsi un suspense fragmenté qui se diffuse lentement, puis se déploie pour revisiter ce que l'on savait des personnages, permettant au lecteur de découvrir ce qui leur est arrivé dans les silences interstitiels et ce qui aurait pu leur arriver, jusqu'à ce que toutes les pièces du puzzle se mettent à leur place et donnent sens.

Même si la résolution en elle-même n'a rien de révolutionnaire, on est happé jusqu'à la fin, hypnotisé par l'élégance stylistique d'une écrivaine dentellière , par la beauté élégiaque et poétique qui se dégage d'un texte qui se fait méditation philosophique sur le temps, la solitude, ainsi que le libre-arbitre et les choix d'une vie dont on recherche le sens, inlassablement, douloureusement.

« Je pense que, en tant qu'espèce, nous avons le désir de croire que nous vivons le point culminant de l'histoire humaine. C'est une forme de narcissisme. Nous voulons croire que nous avons une importance unique, que nous vivons le dénouement de l'intrigue, que maintenant, après des millénaires de fausses alertes, arrive enfin le pire qui soit jamais arrivé : nous avons enfin atteint la fin des temps. (…) Et si c'était toujours la fin du monde ? (…) Parce que nous pourrions raisonnablement considérer la fin du monde comme un processus continu et sans fin. »

Un beau roman empreint de mélancolie, très inspiré.
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Variation du très exploré voyage dans le temps d'une manière unique, poétique et ludique…

Ce livre est un livre très agréable à lire, et qui happe son lecteur immédiatement. Il démarre en 1912. Edwin, jeune homme de la bourgeoisie anglaise, venu chercher un sens à sa vie aux Etats-Unis, arrive sur l'île de Vancouver. En s'enfonçant dans la forêt de Caiette, il entend tout à coup une musique, des accords de violon très exactement, suivi d'un bruit étrange impossible à identifier tout en ayant la sensation d'être dans une sorte de caverne très sombre. Cela ne dure que quelques secondes, mais le jeune homme en reste pétrifié et profondément bouleversé, ce d'autant plus qu'il fait la rencontre, dans cette même forêt d'un étrange personnage, un homme d'église, comme surgi d'on ne sait où…En 2020, Paul Smith et sa soeur Vincent, que nous avions rencontrés dans le précédent livre de l'auteure, L'hôtel de verre, puis en 2203, Olive Llewellyn, double de l'auteure qui vient de publier un roman post-apocalyptique situé pendant une pandémie et le confinement consécutif, vont vivre ou relater la même chose. En 2401 l'institut du Temps veille à la cohésion temporelle de l'univers et Zoey, brillante physicienne, s'interrogent sur ces anomalies qui la perturbent, bien trop de personnages ont vécu ce phénomène mystérieux qui semble traverser ainsi le temps et les époques. Que signifient-ils ?

Une théorie a émergé chez les transhumanistes de la Silicon Valley, théorie avec laquelle Emily St. John Mandel va s'amuser : Alors que vous êtes sur Babélio, sur votre ordinateur ou sur votre téléphone, que vous lisez ces lignes, puis que vous comptez aller vous reposer, ou préparer le repas, sortir le chien ou aller travailler, imaginez deux secondes, que vous ne soyez que le simple fruit d'une programmation informatique dans une sorte de vaste simulateur. Oui, et si nous vivions dans une simulation ? Qu'est-ce que l'existence dans ce cas ? Serait-ce si grave de vivre une pseudo vie dans une simulation si nous n'en sommes pas conscient ? « Si nous vivons dans une simulation, comment saurions-nous qu'il s'agit d'une simulation ? » Et comment vivre dans ces conditions si nous en avons l'intuition ?

L'auteure, d'une manière facétieuse, propose, pour répondre à cette question, d'éclater le monde en mille morceaux, de déchirer l'espace-temps, de croiser les histoires possibles avec grâce et poésie en une construction brillante mais sans rigueur et questionnement scientifique, d'où quelques facilités par moment qui peuvent faire tiquer le lecteur en quête d'explications plus poussées, je pense notamment aux plus férus de SF…C'est davantage un univers dans lequel nous invite Mandel que dans une quête de sens rationnel, la science-fiction n'est qu'un moyen mais pas une fin en soi. Ainsi voyons-nous des capsules lunaires dans lesquelles le ciel terrestre est reproduit, des forêts sur l'île de Vancouver dans lesquelles de drôles de personnages s'égarent, des périodes de confinement analysés de façon troublante…C'est un livre empreint d'une belle mélancolie et je dois dire que cela apporte beaucoup de charme venant compenser grandement la petite frustration éprouvée par les facilités scénaristiques que j'ai parfois pu ressentir.


Oui, nous sentons que Mandel a mis son propre vécu dans ce livre au travers du personnage d'Olive. Sur une colonie lunaire, en l'an 2203 cette écrivaine est connue pour avoir écrit un roman se déroulant après une pandémie. Elle est en tournée promotionnelle lorsqu'une véritable pandémie se déclenche, menant à des confinements. Troublant lorsque nous savons que Emily St. John Mandel, a écrit un roman post-apocalyptique quelques années avant une véritable pandémie et des confinements…De fait, Olive incarne à la fois la réalité de l'auteure (livre écrit certainement pendant le confinement quelques années après Station Eleven), son autobiographie (de nombreuses questions sur le pourquoi et le comment des romans post-apocalyptique , si nombreux, jalonnent le texte et nous sentons que ce sont des questions qui taraudent Mandel et dans ce livre elle donne des réponses et se confie. Elle fait même dire à Olive que les récits sur les voyages dans le temps est un thème rabattu, comme pour s'excuser d'en faire un nouveau) et la science-fiction qui est le thème de prédilection de l'auteure (l'histoire d'un voyage dans le temps que Mandel nous propose selon sa vision à elle, plus poétique que scientifique, plus ludique que sérieuse) qui se mélangent.

« Je suis convaincue que si nous nous tournons vers la fiction post-apocalyptique, ce n'est pas parce que nous sommes attirés par le désastre en soi, mais parce que nous sommes attirés par ce qui, dans notre esprit, risque fort de se produire. Nous aspirons en secret à un monde moins technologique ».

Lire L'hôtel de verre avant de lire ce livre-là n'est pas une condition nécessaire mais comme il est plaisant de retrouver les personnages de ce précédent livre lorsque nous les connaissons ! C'est un plus indéniable.
Bien sûr, qui dit voyage dans le temps dit modification, ou pas, de l'histoire, éternelle et passionnante question. de nombreuses questions métaphysiques, celles relatives au voyage dans le temps mais d'autres aussi, sont abordées avec pertinence.

« Il y a toujours quelque chose. Je pense que, en tant qu'espèce, nous avons le désir de croire que nous vivons le point culminant de l'histoire humaine. C'est une forme de narcissisme. Nous voulons croire que nous avons une importance unique, que nous vivons le dénouement de l'intrigue, que maintenant, après des millénaires de fausses alertes, arrive enfin le pire qui soit jamais arrivé : nous avons enfin atteint la fin des temps ».


L'auteure renouvelle donc le thème très classique du voyage dans le temps à sa manière unique, dans une histoire envoûtante qui entremêle époques et personnages, jusqu'au vertige. C'est beau, mélancolique, haletant, c'est une façon vraiment singulière d'approcher ce thème récurrent de la Science-Fiction. Si certaines facilités ont quelque peu, par moment, tempéré mon enthousiasme heureusement il a été également bien nourri par le charme réel du livre. Je l'ai lu d'une traite avec grand plaisir et c'est un livre de science-fiction accessible au plus grand nombre qui ne peut laisser indifférent.

« Aucune étoile ne brûle éternellement ».

Un grand merci à Stéphane ( @Lenocherdeslivres ) à qui je dois la lecture des deux livres de cette auteure, j'ai suivi ses conseils, excellents, en lisant d'abord L'hôtel de verre puis La mer de la tranquillité.

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Mélancolie intemporelle

Un phénomène surnaturel survient toujours de la même façon à différentes époques.
Une expérience intense et intrigante pour ceux qui la vivent. Une berceuse jouée au violon suivie d'un bruit très étrange qui pourrait être celui d'un engin spacial qui décolle.
Peu évident pour Edwin, l'exilé anglais, qui en 1912 va vivre un moment absolument hallucinant au pied d'un érable d'une forêt de l'île de Vancouver. Tout cela n'est qu'un début car Emily St John Mandel va nous faire voyager sur un axe temporel qui va nous mener jusqu'en 2401, sur une colonie lunaire.
En cette année très lointaine, l'institut du temps détecte une anomalie qui vient perturber la cohésion temporelle de l'univers. Zoey, une brillante physicienne s'interroge sur la reproduction de ce phénomène et laisse alors partir à regret son frère mener une enquête à travers différentes époques...

Si j'ai trouvé la partie historique intéressante, la partie contemporaine ne m'a pas vraiment transporté. Tout a réellement décollé pour moi lorsque l'on est passé dans le futur. Une dimension où Emily St John Mandel excelle avec maestria.
Boucles temporelles, anomalies, simulations, colonies lunaires technologies avancées, l'auteure nous suggère des univers très évocateurs et nous promène avec aisance sur l'axe du temps.
Mais attention, ici la science-fiction est un moyen et non une fin. Les adeptes des voyages temporels risquent la déception. Ce roman aborde avant tout des questions métaphysiques. Quelles répercussions peuvent avoir nos choix sur nos existences ? Les traces que nous laissons peuvent elles avoir un impact sur l'avenir ?
Et surtout, des sentiments qui modèlent à eux seuls une belle histoire mystérieusement fantastique.

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« J'ai été déroutée par votre livre, lui dit une femme à Dallas. Il y avait tous ces fils narratifs, tous ces personnages, et j'attendais plus ou moins qu'ils finissent par se rejoindre, mais non. le roman se terminait, point final. » ● 1912. Edwin St. John St. Andrew, le cadet d'une famille d'aristocrates anglais, met les pieds dans le plat au milieu d'un dîner rassemblant sa famille et des amis : il dénonce la colonisation britannique en Inde, alors que ses parents sont liés au Raj, qui est un sujet de nostalgie infinie pour sa mère, et injurie son ancêtre Guillaume le Conquérant en le traitant de bâtard viking. La sanction est immédiate : il est condamné à l'exil par son père : il devra aller au Canada pour y faire ce qu'il voudra, aidé par une petite rente pour subvenir à ses besoins. ● J'ai résumé les premières pages du roman, mais elles ne sont pas tellement représentatives, car très vite on part vers les XXIe, XXIIIe et XXVe siècles dans ce qui semble d'abord être des nouvelles, avant qu'on se rende compte que les personnages de ces récits sont bien liés entre eux. ● C'est le premier livre que je lis d'Emily St. John Mandel, et en lisant d'autres critiques je me suis rendu compte qu'elle y reprenait des personnages et des lieux de son précédent roman L'Hôtel de verre. Cependant, il est tout à fait possible de lire La Mer de la tranquillité de façon indépendante comme je l'ai fait. ● L'intrigue est complexe, il y a en effet plusieurs « fils narratifs » et beaucoup de personnages, mais contrairement à la citation que j'ai mise en exergue, ils finissent bel et bien par se rejoindre, et la construction du récit est brillante. ● Mais, passionné des voyages dans le temps, je dois dire que je n'ai pas trouvé mon compte dans cet ouvrage ; je n'ai pas été emporté par le récit, qui est trop complexe, je n'ai pas vibré comme avec d'autres récits de voyages temporels. Ici, le voyage dans le temps est institutionnalisé et strictement réglementé ; le récit tout entier est fondé sur un seul paradoxe temporel (peu original) qui revient comme un motif obsessionnel dans toutes les parties ; le roman est très cérébral et manque de charme et de cette capacité à fabriquer du rêve chez le lecteur à partir de cette thématique pourtant si propice.
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J'aime entrevoir un avenir supposé, si lointain que je ne le connaîtrai pas !

Mais avant de plonger vers l'avant, Emily nous ramène en 1912, en Colombie britannique. Edwin y est exilé, mais finit par y trouver sa place. Une balade en forêt donne lieu a un curieux phénomène. À la limite de l'onirisme.

Saut dans le temps en 2020, puis en 2203 et 2401 : qu'est-ce qui relie ces époques ? Qui est ce personnage récurrent qui semble défier le temps ?

C'est un roman vertigineux, de la science fiction sur le thème du voyage dans le temps avec ses paradoxes et ses lois. Pas de développement technique, c'est juste possible et c'est tout. Cependant, l'impact potentiel sur le monde politique est tel que le secret est bien gardé et nécessite de ne pas enfreindre elles règles .

C'est passionnant, inventif, et superbement écrit.

Shakespeare n'est pas oublié dans l'histoire, pour créer un lien avec Station eleven


Grand moment de plaisir pour cette lecture

30 pages Payot et rivages 23 août 2023
Traducteur (Anglais): Gérard de Chargé
Lien : https://kittylamouette.blogs..
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critiques presse (2)
LaPresse
30 octobre 2023
Différentes trames narratives s’entrecroisent dans ce roman fascinant qui mêle les époques, jusqu’à une finale qui réussit avec élégance à faire concorder ces innombrables fils rouges que tend l’autrice entre les différents personnages et lignes du temps.
Lire la critique sur le site : LaPresse
LaLibreBelgique
28 septembre 2023
Dans "La mer de la tranquillité", Emily St. John Mandel imagine que l'on puisse se promener sur la ligne du temps pour en corriger les anomalies. Non sans risque.
Lire la critique sur le site : LaLibreBelgique
Citations et extraits (31) Voir plus Ajouter une citation
Dans le silence, Olive entendait le bourdonnement sourd du bâtiment, les bruits de la ventilation et de la tuyauterie. Peut-être se serait-elle dérobée si l’intervieweur ne l’avait pas cueillie à froid vers la fin de sa tournée, si elle n’avait pas été si épuisée.
« Ça ne me dérange pas d’en parler, dit-elle, mais je crains de paraître extravagante si ça devait être publié dans la version finale de l’interview. Serait-il possible de poursuivre l’entretien en off pendant quelques minutes ?
– Oui », dit-il.
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La première colonie lunaire fut construite sur les vastes plaines silencieuses de la Mer de la Tranquillité, à proximité de l'endroit où les astronautes d'Apollo 11 avaient aluni en un siècle reculé. Leur drapeau était toujours là, au loin, fragile petite statue sur la surface sans vent.
L'immigration dans la colonie suscita un vif intérêt. La Terre était alors extrêmement surpeuplée et nombre de régions en avaient été rendues inhabitables par les inondations ou la chaleur.
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Jamais plus à la Cité de la Nuit. Cette phrase avait un rythme qui me plaisait, si bien qu’elle se logea dans ma tête. J’y pensai souvent au cours de ma première semaine de travail, car celui-ci était d’un ennui motel. L’hôtel ayant des prétentions rétro, je portais un costume coupé dans un style antédiluvien et un chapeau d’une forme insolite appelé fédora. J’arpentais les couloirs et montais la garde dans le hall. J’étais attentif à tout et à tous, conformément aux instructions. J’ai toujours pris plaisir à observer les autres, mais les clients d’hôtels se révélaient étonnamment inintéressants. Ils arrivaient et ils repartaient. Ils apparaissaient dans le hall à des heures improbables, réclamant du café. Ils étaient ivres, ou ils étaient sobres. C’était des hommes d’affaires, ou alors ils étaient en vacances avec leur famille. Ils étaient éreintés par leurs voyages. Certains essayaient d’introduire en douce des chiens. Les six premiers mois, je ne dus alerter la police qu’une seule fois, après avoir entendu une femme hurler dans l’une des chambres de l’hôtel, et ce ne fut même pas moi qui passai l’appel : j’allai trouver le manager de nuit, qui appela la police à ma place. Je n’étais pas présent quand la femme fut emportée sur une civière par les urgentistes.
Le job était tranquille. Mon esprit vagabondait. Jamais à la Cité de la Nuit. Quelle avait été la vie de Talia là-bas ? Pas formidable à l’évidence, n’importe quel imbécile pouvait s’en rendre compte. Certaines familles sont meilleures que d’autres. Quand la sienne avait quitté la maison d’Olive Llewellyn, une autre avait emménagé, mais je n’arrivais pas à me souvenir de cette nouvelle famille en dehors d’une impression générale de déréliction. À l’hôtel, je ne voyais Talia qu’épisodiquement, traversant le hall quand elle rentrait chez elle après le travail.
À cette époque, j’habitais un petit appartement terne situé dans un bloc de petits appartements ternes à l’extrême bout de Colonie Un, si près du Périphérique que le dôme frôlait presque le toit du complexe résidentiel. Parfois, quand il faisait nuit noire, j’aimais à traverser la rue jusqu’à la route périphérique pour regarder, à travers le verre composite, les lumières de Colonie Deux qui scintillaient au loin. Ma vie, en ce temps-là, était aussi terne et étriquée que mon appartement. J’essayais de ne pas trop penser à ma mère. Je dormais toute la journée. Mon chat me réveillait en fin d’après-midi. Au coucher du soleil, j’avalais un repas qu’on pouvait raisonnablement considérer comme un dîner ou comme un petit déjeuner, j’endossais mon uniforme et me rendais à l’hôtel pour observer des gens sept heures durant.
Je travaillais depuis environ six mois lorsque ma sœur eut trente-sept ans. Zoey était physicienne à l’université et son domaine d’expertise avait un rapport avec la technologie quantique de la blockchain, concept que je n’avais jamais été capable de comprendre malgré les efforts louables de ma sœur pour me l’expliquer à plusieurs reprises. Je l’appelai pour lui souhaiter un bon anniversaire et je m’aperçus, juste avant qu’elle décroche, que je ne l’avais pas félicitée pour sa titularisation. Qui remontait à quand ? Un mois ? Je ressentis une variété familière de culpabilité.
« Joyeux anniversaire, lui dis-je. Et félicitations, aussi.
– Merci, Gaspery. » Elle ne s’appesantissait jamais sur mes manquements, et je n’arrivais pas tout à fait à analyser pourquoi cela me donnait le sentiment d’être si lamentable. Il y a une douleur sourde, spécifique, à devoir accepter le fait que tolérer vos défauts requiert une certaine générosité d’esprit chez les êtres que vous aimez.
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Edwin St.John St.Andrew, dix-huit ans, traîne le poids de son nom doublement sanctifié à bord du bateau à vapeur qui traverse l'Atlantique. Les yeux plissés contre le vent qui souffle sur le pont supérieur, il se cramponne au bastingage de ses mains gantés, impatient d'avoir un aperçu de l'inconnu, s'efforçant de discerner quelque chose - quoi que ce soit ! - au-delà de la mer et du ciel, mais il ne voit que des dégradés de gris sans fin. Il est en route vers un monde différent.
(Incipit)
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Et si, au lieu de cela, on voulait disparaître dans ladite nature ? Étrange pensée à bord d’un bateau qui fait route vers le nord, une semaine plus tard, remontant la côte ouest découpée de l’île de Vancouver. Un paysage de plages irrégulières et de forêts, avec des montagnes en toile de fond. Et puis d’un seul coup, aux rochers déchiquetés succède une plage de sable blanc, la plus longue qu’Edwin ait jamais contemplée. Il voit des villages sur le rivage, des volutes de fumée, des poteaux en bois ornés d’ailes et de visages peints – des totems, se souvient-il – érigés çà et là. Il n’en comprend pas la signification et les trouve donc menaçants. Au bout d’un long moment, le sable blanc disparaît et le rivage redevient un mélange de rochers escarpés et de criques. De temps à autre, il aperçoit au loin un canoë. Et si on devait se dissoudre dans la nature sauvage comme le sel dans l’eau ? Edwin veut rentrer chez lui. Pour la première fois, il commence à s’inquiéter pour sa santé mentale.

Les passagers du bateau : trois Chinois allant travailler à la conserverie ; une jeune femme très nerveuse, d’origine norvégienne, qui voyage pour rejoindre son mari ; Thomas et Edwin ; le capitaine et deux hommes d’équipage canadiens, sans compter des tonneaux et des sacs de fournitures. Les Chinois rient et parlent dans leur langue. La Norvégienne reste dans sa cabine, sauf pour les repas, et ne sourit jamais. Le capitaine et les matelots sont cordiaux, mais ça ne les intéresse pas de bavarder avec Thomas et Edwin, si bien que les deux garçons passent le plus clair de leur temps ensemble sur le pont.
« À Victoria, dit Thomas, ce que ces types totalement amorphes ne comprennent pas, c’est que ce territoire entier est là pour qu’on le prenne. » Edwin lui jette un regard en coin et voit dans l’avenir : Thomas ayant été rejeté par la communauté des affaires de Victoria, il passera le restant de ses jours à pester contre eux. « Ils sont engoncés dans leur petite ville bien anglaise et… bon, je comprends que ça puisse séduire, mais nous avons ici des opportunités à saisir. Nous pouvons créer en ce lieu notre propre monde. » Il continue à palabrer sur l’Empire et sur les opportunités pendant qu’Edwin regarde au-delà de l’eau. Les goulets, les criques et les petites îles sont à tribord ; à l’arrière-plan se dresse l’immensité de l’île de Vancouver, avec ses forêts grimpant à flanc de montagnes dont les sommets se perdent dans les nuages bas. Du côté babord, où ils se tiennent, l’océan s’étend sans interruption jusqu’à la côte du Japon – pour autant qu’Edwin puisse l’imaginer. Il éprouve le même sentiment nauséeux de surexposition qu’il a ressenti dans la prairie. C’est un soulagement quand le bateau effectue enfin un lent virage à droite et s’engage dans un goulet.

Ils atteignent le village de Caiette en début de soirée. Celui-ci se compose de peu de chose : un débarcadère, une petite église blanche, sept ou huit maisons, une route rudimentaire qui mène à la conserverie et au chantier forestier. Edwin reste planté à côté du débarcadère, sa malle à ses pieds, désemparé. Cet endroit est précaire, il n’y a pas d’autre mot. C’est une ébauche de civilisation des plus sommaires, coincée entre la forêt et la mer. Sa place n’est pas ici.
« Le bâtiment plus grand, là-bas, est une pension de famille, lui dit le capitaine avec bienveillance, si jamais vous voulez séjourner un peu ici, le temps de trouver vos marques. »
Edwin est troublé de constater que son désarroi est tellement flagrant. Thomas et lui grimpent ensemble la côte jusqu’à la pension et réservent des chambres à l’étage. Dans la matinée, Thomas part pour le camp de bûcherons tandis qu’Edwin retombe dans l’état végétatif qui s’était emparé de lui à Halifax. Ce n’est pas tout à fait de l’apathie. Il procède à un méticuleux inventaire de ses pensées et en conclut qu’il n’est pas malheureux. Il désire simplement ne plus avoir à bouger dans l’immédiat. S’il y a du plaisir dans l’action, il y a de la paix dans la passivité. Il passe ses journées à se promener sur la plage, à dessiner, à contempler la mer depuis la véranda, à lire, à jouer aux échecs avec d’autres pensionnaires. Au bout d’une semaine ou deux, Thomas renonce à essayer de le persuader de l’accompagner au camp.

Edwin est fasciné par la beauté du lieu. Il aime rester assis sur la plage à regarder au loin les îles, petites touffes d’arbres émergeant de l’eau. Des canoës passent de temps à autre, pour des missions inconnues, et leurs passagers – hommes et femmes – tantôt l’ignorent, tantôt le dévisagent avec curiosité. Des bateaux plus grands arrivent à intervalles réguliers, amenant des hommes et des fournitures pour la conserverie et le chantier. Certains d’entre eux savent jouer aux échecs, ce qui est l’un des grands plaisirs d’Edwin. Il n’a jamais été très doué pour ce jeu, mais il apprécie le sens de l’ordre qui y préside.
« Qu’est-ce que vous faites ici ? lui demande-t-on parfois.
– Oh, je réfléchis à ma prochaine étape », répond-il toujours, ou une formule similaire. Il a le sentiment d’attendre quelque chose. Mais quoi ?
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Vidéo de Emily St. John  Mandel
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