Citations sur Le chemin des morts (12)
Je me souviens de m'être rapproché pour l'écouter à cause de ce mot de basque, frappé par la coïncidence, et parce qu'il parlait de ses origines, ce que personne ne faisait à l'époque. Il ne se passe pas de jour à présent sans que l'inconnu qu'on croise ne se déclare fièrement breton, kabyle, musulman ou melkite. De tels propos eussent alors passé pour naïfs, vaguement obscènes, et blâmables. Mes amis et moi méprisions les niaiseries de l'enracinement.
Puis, parlant cette fois pour lui-même et d’une voix plus basse, il nous a raconté « le chemin des morts ». Chez les Basques, la maison est le centre de tout. L’homme et la femme y règnent ensemble, à parts égales. Ils ont la même dignité, et leurs deux noms sont gravés côte à côte sur le linteau de la porte. Quand un membre de la famille meurt, il est conduit de la maison au cimetière par un chemin particulier, que l’on appelle le chemin des morts. Chaque maison, chaque famille a le sien. Ils ne se confondent pas. Si bien qu'au-dessus des routes et des sentiers du village, ou au-dessous d'eux, ou à côté comme on voudra, il y a d'autres chemins, invisibles, formant une toile dont l'église est le centre.
Plusieurs personnes que j'aimais sont mortes et leur apparence, malgré tous mes efforts, s'est effacée de ma mémoire. Javier Ibarrategui y est resté, comme pris dans des glaces éternelles. La faute a des pouvoirs que l'amour n'a pas.
Cela ne l'empêchait pas de faire usage avec maestria, une fois son opinion formée, de la langue, du style du droit, de ces instruments calculés pour mettre le plus de distance possible entre le juge et le tragique de l'existence.
Je venais d'entrer au Conseil d'Etat en qualité d'auditeur de deuxième classe. Je n'avais pas vingt-cinq ans et j'étais émerveillé de siéger au milieu de ces juristes dont les travaux avaient ébloui ma jeunesse.
Trente ans ont passé. J'ai mené ma vie d'homme. J'ai payé mon dû. Le souvenir d'Ibarrategui ne m'a jamais laissé en repos. Il n'est pas passé un jour sans que je le revoie, debout devant nous, rue de la Verrerie, sans que j'entende cette voix sèche qui parlait notre langue et qui nous condamnait. Plusieurs personnes que j'aimais sont mortes et leur apparence, malgré tous mes efforts, s'est effacée de ma mémoire. Javier Ibarrategui y est resté, comme pris dans des glaces éternelles. La faute a des pouvoirs que l'amour n'a pas.
Au bout du chemin de ces femmes, de ces hommes abandonnés, il y avait Georges Dreyfus, qui faisait un immense effort d'attention, comme pour racheter une faute qui n'était pas la sienne. Je me disais que son passé, ou celui de sa famille, dont je ne savais rien, l'y incitait. Cela ne l'empêchait pas de faire usage avec maestria, une fois son opinion formée, de la langue, du style du droit, de ces instruments calculés pour mettre le plus de distance entre le juge et le tragique de l'existence, et grâce auxquels la description d'une catastrophe ferroviaire au Bengale paraît évoquer la rencontre de deux trainsq miniatures sous les combles d'un pavillon de banlieue.
Il était fier d'avoir, dans sa jeunesse au maquis, attaqué des convois allemands en lançant des grenades dans une chistera, parce qu'il était basque.
Lorsqu'un juge adopte une solution, c'est bien souvent que la décision inverse lui paraît impossible à rédiger, pas davantage.
Les années quatre-vingt sont loin et me font penser à l’avant-guerre, mais à une avant-guerre que nulle guerre n’aurait conclue, et qui aurait simplement changé de cours.