Il regarda avec des yeux tous neufs sa petite chambre gaie, rendue riante par le rayon de soleil qui y pénétrait à cette heure, pour la seule fois de la journée. Que de belles heures il y avait pourtant passées ! Heures d'étrange félicité, de permanente satisfaction d'orgueil à découvrir certaines faiblesses chez autrui, contre lesquelles il était lui-même immunisé à voir les autres se battre pour l'argent et les honneurs, tandis que lui restait tranquille, tout heureux de sentir naître le génie dans son cerveau et, dans son coeur, une affectivité plus délicate que celles que les hommes possèdent d'habitude. Il comprenait les faiblesses des autres, il y compatissait, et sa fierté de leur être supérieur s'en trouvait augmentée. Lorsqu'il entrait à la bibliothèque ou dans sa petite chambre, il s'isolait totalement de la lutte ; personne ne lui contestait son bonheur, il ne demandait rien à personne. Mais voilà qu'aujourd'hui, ces partisans de la lutte, qu'il avait toujours méprisés, l'avaient attiré parmi eux et, sans la moindre résistance, il avait éprouvé leurs désirs, adoptés leurs armes.
Un mercredi, Prarchi lui demanda s'il était souffrant. Cette question délia enfin la langue d'Alfonso qui, lorsqu'il s'agissait de se définir lui-même, savait encore discourir. Il décrivit avec émotion une certaine maladie dont il était atteint, indéfinissable, une inquiétude qui lui enlevait le sommeil, l'entrain au travail, la joie de vivre ; tout l'ennuyait.
... pour le moment, il souhaitait retourner à ses habitudes puritaines, à cet idéal de travail et de solitude que personne ne lui disputait. Le bonheur était là, récompense de l'habitude et de la régularité.
C'était un rêve magnifique que d'avoir pensé se faire tirer de sa bassesse par un baiser de femme. La vie aurait perdu ainsi son aspect de rigueur injuste, offrant fortune et bonheur à celui qui les méritait et sans l'obliger à la lutte ; de là-haut une loi descendait, annonciatrice pour lui de richesse et d'amour.
Qui sait si quelqu'un de la maison ne le guettait pas pour jouir de sa douleur ?
Mais cette idée était sotte ; plus personne ne s'occupait de lui, même pour lui faire du mal.
Il voulut se forcer au calme, mais il va de soi que ses raisonnements ne le libérèrent ni de ses doutes ni de ses émois. Ils servirent à l'empêcher de prendre les résolutions auxquelles l'auraient porté son caractère si instable dans les situations ambiguës et peu nettes ; ils le sauvèrent de l'analyse de ses propres instincts et de son propre tempérament. La connaissance de soi le faisait souffrir.
Une chose était sûre : son mode de sentir se différenciait de celui de son entourage, ce qui revenait à dire qu'il considérait avec trop de sérieux les événements de l'existence. Là était son malheur.
Lorsqu'elle parlait de littérature, ce n'était plus une femme. C'était un homme en pleine lutte pour la vie ; moralement un paquet de muscles.
Aujourd'hui, il l'aimait. Car ce devait bien être de l'amour, cette nostalgie d'une femme à l'exclusion de toutes les autres. Il soumettait l'agitation de ses sens à de subtiles analyses, ne pouvant le faire sur un quelconque sentiment, puisqu'il n'en éprouvait pas. Pendant les quelques jours où il s'était efforcé en vain d'étouffer ses désirs en les orientant dans une autre direction, il s'était senti devenir homme, adulte. Il se souvenait des remarques que le visage d'Annetta lui avait inspirées et s'étonnait maintenant de n'avoir pas tout de suite compris que l'originalité de cette femme et sa beauté consistaient précisément dans ce qu'il avait d'abord qualifié du nom de défaut. Des yeux qui n'étaient pas noirs ! Des cheveux pas assez frisés ! Annetta était une Vénus et sa tête aux yeux bleus tranquilles, aux cheveux presque modestement plaqués était l'effigie de l'intelligence. Un baiser sur ces lèvres qui semblaient incapables de le rendre, quel délice ce devait être !
Puis Annetta elle-même lui fit les mêmes reproches, avec douceur. Elle lui dit que Macario lui avait recommandé de ne pas l'intimider :
- Sinon je vous gronderais. Est-ce que vous avez vraiment de quoi vous montrer timide avec moi ? Je vous fais peur ?