L’année précédente, expliqua Dowd, il avait compté trois femmes démentes sur son circuit, des épouses, et une fois le printemps venu, il avait fallu se résoudre à faire quelque chose pour elles. Deux d’entre elles étaient devenues dangereuses, souffrant de pulsions meurtrières, et l’autre ne cessait de fuguer.
– Eh bien, j’ai réuni les trois époux – ils étaient responsables d’elles, après tout – et je leur ai demandé de tirer au sort. Le perdant est devenu le rapatrieur. Les deux autres ont fourni le chariot, l’attelage et les vivres.
Elle comprit brutalement qu'elle était dans la même situation, tirée par un chariot et des femmes devenues folles, et par un des époux qui refusait de faire son devoir, et par son propre cœur irraisonné qui s'était précipité sur un chemin que même les anges craignaient d'arpenter. Une nouvelle expérience, oui, mais pas vraiment mortifiante. Terrifiante était le mot.
Les filles à marier étaient plus rares que les huîtres dans le Territoire, où les hommes étaient huit fois plus nombreux que les femmes.
C'était une lamentation telle que ces terres silencieuses n'en avaient encore jamais entendu. C'était une complainte d'un tel désespoir qu'elle déchirait le cœur et enfonçait ses crocs au plus profond de l'âme.
Autant faire la morale à une mule , la seule différence étant que l'homme ruminait pour toute réponse, alors que la mule agitait les oreilles." (p. 91)
C’était une complainte d’un tel désespoir qu’elle déchirait le cœur et enfonçait ses crocs au plus profond de l’âme. Mary Bee porta les mains à ses oreilles. Des larmes lui dévalaient le long de ses joues, les larmes qu’elle avait retenues et accumulées la veille et au cours de la journée. C’était comme si les créatures tragiques à l’intérieur du chariot comprenaient enfin ce qui leur arrivait : qu’on les arrachait à tous ceux qu’elles aimaient, à leurs hommes, à leurs enfants, vivants ou morts ; à tout ce qu’elles aimaient, à leurs graines de fleurs, à leurs bonnets et à leurs alliances – pour ne plus jamais revenir. Le chariot grondait. Mary Bee sanglotait. Briggs poussait les mules. Les femmes continuaient à gémir. A gémir.
À la fin de l’été, Line lui apprit qu’elle était enceinte de deux mois. Encore une bouche à nourrir. Et puis, dit-elle, elle était trop vieille à quarante-trois ans. Il aurait une tête comme un melon, dit-elle, ou un bec-de-lièvre, ou il serait infirme car Dieu devait être en colère après eux, après tout, voyez ce qui leur était déjà arrivé cette année.
Il y avait au début de la Genèse une phrase qui disait : « La terre était informe et vide, et les ténèbres à la surface de l’abîme. » Elle aussi, ces derniers temps, avait eu l’impression que le vide se faisait brusquement en elle, que se creusait en son sein un abîme, sombre et profond. Puis on craquait une allumette, la lumière jaillissait et Mary Bee était bientôt embrasée de l’intérieur. C’était de la fureur, comme celle qu’elle avait éprouvé contre Vester Belknap. Ou comme une graine, un cristal de glace se formait, grandissait, et l’abîme se remplissait de glace. C’était de la peur, comme celle qu’elle avait ressentie devant le serpent. Devenir vide, c’était plus souvent la peur que la colère, elle l’avait constaté, surtout pendant les longues nuits d’hiver dans sa maison, quand les loups hurlaient et qu’elle était seule comme maintenant, et sentait le premier cristal se former.
Ce devait être le voleur de concession, et les types de la veille, quels qu'ils soient, ne l'avaient pas lynché, finalement. Ils avaient décidé qu'il se pendrait lui-même. Quand le cheval avancerait et ne le soutiendrait plus. La veille ! Il devait être midi, à présent, ou plus tard. Des heures dans cette position ! Il devait être mort !