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Critique de Rodin_Marcel


Szabo Magda (1917-2007) – "Rue Katalin" – Viviane Hamy / Livre de poche, 2006 (ISBN 978-2-253-07023-8)
– traduit du hongrois par Chantal Philippe, titre original en hongrois "Katalin utcà" (cop. 1969)

Ce roman fut publié en 1969, donc probablement largement écrit l'année précédente : pour les gens d'Europe occidentale, l'année 1968 reste celle du mois de mai, moment d'une "révolte" estudiantine se proclamant plus ou moins marxiste ou anarchiste, menant à une "libéralisation" des moeurs dont nous subissons encore aujourd'hui les conséquences.
Pour les gens du "bloc de l'Est" vivant derrière le "rideau de fer" marxiste, ce fut l'année du "Printemps de Prague" mené par Dubcek, écrasé dans le sang par l'URSS et ses alliés du sinistre "pacte de Varsovie", suivi de la mise en place du régime stalinien du non moins sinistre Husak.

La plupart des lectrices et lecteurs d'Europe occidentale (habitués, justement depuis ce mois de "mai" élevé au rang de mythe, à des textes d'un exhibitionnisme outrancier) sont dans l'impossibilité de lire comme il le faudrait la littérature de ces pays-là dans ces années-là, car il convient de lire vraiment "entre les lignes" tant la censure jdanovienne veillait cyniquement à bien faire "respecter la ligne du parti".

C'est pourtant l'une des clés de lecture des romans de Magda Szabo, d'une écriture toute en finesse, en allusions, en suggestions.
Pour ne prendre que cet exemple, rappelons que la Hongrie fut le premier pays sous dictature socialiste à se soulever contre l'occupation soviétique, dès 1956. La répression fut impitoyable, entraînant des milliers de morts (le parti communiste français, alors dominant dans la vie politique, se montra particulièrement abjecte) : dans le présent roman, l'auteur ne peut narrer ces évènements que de façon très allusive pour passer la censure (cf pp. 209-240).
Le lecteur doit avoir conscience de cet impératif pour apprécier les romans de Magda Szabo, faute de quoi il passe à côté de l'essentiel, à savoir la violence inouïe que cette écriture – apparemment doucereuse – tente de restituer sans l'exhiber, bien au contraire, en la dissimulant délibérément. Ayant vécu dans ce qui fut "l'Allemagne démocratique" d'Ulbricht et Honecker, j'ai connu cette immense prudence des gens dans le choix de leurs mots, de leurs phrases : le moindre écart pouvait déboucher sur des conséquences désastreuses, la gentille voisine émargeait peut être à la Stasi...

L'autre clé de lecture magistralement mise en oeuvre ici réside dans la narration, sans la moindre emphase, du destin de trois familles, représentées par les deux générations adultes au moment de la Seconde Guerre Mondiale : le pays vit alors sous la férule du régent Horthy, bientôt "épaulé" puis destitué par l'occupant nazi. L'une de ces trois familles était d'origine juive...
D'un régime fascisant, la Hongrie passa sous la botte soviétique : dans l'autre famille, le général perdit la vie, son fils Balint fut fait prisonnier, il revint brisé par la "rééducation" stalinienne, dont il ne fallait surtout pas faire état. La troisième famille, appartenant au monde de l'enseignement, traverse ces époques sans trop de dommages, sans non plus vraiment comprendre l'ampleur du désastre : l'une des filles croit venger l'autre en mouchardant, pratique très répandue, très encouragée, dans les "démocraties populaires".
L'enfance, la jeunesse vécues en commun dans ces trois maisons mitoyennes de la rue Katalin reste cependant le lien le plus fort entre les personnages, qui traversent le soulèvement de 1956... le récit prend fin avec l'année 1968, et la transformation radicale de la rue Katalin.

Ce roman permet de comprendre les profondes blessures subies par les gens d'Europe de l'Est, populations asservies par les dictatures communistes kafkaïennes.
Pour la suite, les romans de Sofi Oksanen montrent que ces personnes durent encore subir l'effondrement de ces systèmes dictatoriaux, la mise en coupe réglée que fut le passage à la "démocratie", et surtout l'avènement d'un capitalisme débridé mené par les mafieux de l'ancienne nomenklatura communiste. Leur lecture permet aussi de mesurer l'abyssale imbécillité de la plupart des jugements émis aujourd'hui par les journalistes bobos germanopratins conformistes, s'étalant par exemple dans les colonnes du journal "Le Monde" dès qu'il est question de la Hongrie, de la Pologne, et de ces anciens pays qui connurent tous les avantages du "socialisme réellement existant".

Je terminerai en signalant une troisième clé de lecture : née en 1917 (décédée en 2007) Magda Szabo appartenait à un monde aujourd'hui totalement disparu.
Ce monde incluait par exemple la pudeur et le respect de la vie intime, thème principal de son roman "La porte" (cf recension), publié en langue originale hongroise en 1987 – roman que je range dans les grandes oeuvres littéraires du vingtième siècle.
Ce monde connaissait l'ampleur des obstacles à franchir pour qu'un être jeune passe à l'état adulte, en s'affranchissant des faux semblants : c'est là le thème principal de son autre roman intitulé "Abigaël" (cf recension, publié en langue originale hongroise en 1970).
On appelait cela des "valeurs" ou des "vertus", qui ne sont plus aujourd'hui que "de vieilles lunes" qu'il est de bon ton de brocarder, dans une civilisation qui infantilise délibérément ses populations confinées dans un matérialisme hédoniste borné et un exhibitionnisme salace systématique.

Bonne nouvelle : il me reste encore d'autres romans à découvrir de cet auteur...

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