L'idée que l'on se fait de la souffrance et plus dure à supporter que la souffrance elle-même.
Quand j'étais môme, maman se précipitait, bras ouvert, dès que j'ébauchais la moindre crise. C'était délicieux de fondre en larmes ... Papa me grondait un peu. Un garçon, ça ne pleure pas ... J'ai grandi. J'ai tari mes larmes. Mais pour ne pas perdre tes câlins de velours, maman, j'ai appris à chanter. Tu te souviens quand tu m'as amené à l'Opéra pour la première fois ? J'avais huit ans. Tu as essoré ton mouchoir toute la soirée, j'étais terrorisé. Je ne savais pas comment te consoler ...
Cet opéra-là, le premier de ma vie, c'était La Juive. Maintenant, il est interdit. Depuis ce jour-là je le sais, la peur, la douleur, la passion, la colère, la joie, la résistance, tout est dans l'opéra, tout.
Le regard de Zeizig fait alors le tour de la pièce, dévisageant d’un air soupçonneux ses compagnons :
- Moi je ne me mêle pas ni de marché noir, ni d’aucun autre trafic. Je ne fricote pas avec les gaullistes non plus, ni les communistes.
Un instant p'tit Louis se demande pourquoi lui a choisi la clandestinité et la résistance, tandis que G... a opté pour la collaboration et la milice. Comment se construit-on un destin de héros ou de traître ?
Ange et Léo discutent à mi-voix.
- Mon préféré, c’est Puccini et son Tosca bien sûr… Quel panache ce chevalier Cavaradossi lorsqu’il refuse de trahir Angelotti. Il ne parle pas, même sous la torture ! Chuchote l’un.
Il n’y a plus d’air. Plus d’heures, de minutes, de secondes. Juste un grand trou noir, un vertige. La peur brute qui broie les entrailles. Est-il donc vrai que nous allons mourir demain ? Est-il donc vrai que je ne serai plus vivant demain ? L’esprit bute sur cet avenir sans nous. Comment se représenter l’irreprésentable ? Le jour qui se lèvera et que nous ne verrons pas.
Ange chante et son chant coule, fleuve rebelle et sauvage »… « Sa voix s’élève chaude et limpide. Elle porte en elle la douceur de l’amour et la douleur de la séparation. Elle apaise les blessures et attise l’espoir. Mais quand sa voix enfle, elle serre les âmes et fait frisonner les cœurs. Elle raconte les brûlures de l’Histoire et la violence d’un pays en proie à la sauvagerie. Elle dit le combat jamais fini contre les ténèbres et la peur qui envahit chaque pore de la peau . Elle charrie le désir et la souffrance ; la soif de voir triompher la vie et la révolte de devoir mourir si jeune.
L’heure est enfuie
et c’est mon dernier jour ! Je meurs désespéré !
Et je n’ai jamais autant aimé la vie !…
jamais autant la vie !
Cinq mètres de long sur quatre-vingt-dix centimètres de large. Oui, c’est bien cela, la cellule fait moins d’un mètre de large, il en est sûr. C’est qu’il a le coup d’œil pour mesurer les coupons de tissu sans même utiliser de règle. Son patron vante souvent devant les autres coupeurs cette précision infaillible. Avec lui, jamais de gâchis. Et ça tombe juste. Dès qu’ils l’ont jeté à l’intérieur, il a machinalement mesuré l’espace. C’est un réduit à rats, un placard pour ranger les balais. Le plafond est en soupente. L’atmosphère chargée de poussière prend à la gorge. Sur le mur en face de la porte, un soupirail grillagé distille une faible lueur.
Je regarde mes compagnons, un à un, presque tendrement. Nous sommes si différents. Juste un point commun, ce petit morceau de prépuce qu’on nous a coupé enfants. Et ce lambeau de peau en moins nous désigne comme frères. Nous marque au fer rouge. Nous destine à être rayés de la carte.
C’est donc cela, l’odeur de la mort ? Un mélange de gas-oil, de sueur et d’urine ? Des habits chiffonnés, un menton mal rasé, la peau qui démange et les pieds qui puent. Quelle fin misérable…