Citations sur D'amour et de guerre (64)
Imaginer Zina déflorée par le fils du caïd El Hachemi la nuit de noces, imaginer Zina liée à cette famille de féodaux, imaginer Zina sans moi m’était insupportable. J’ai pris son visage entre mes mains et j’ai juré qu’elle ne serait jamais son épouse.
Le regard halluciné, il imitait le bruit des bombes explosant çà et là puis il se perdait dans un charabia dans lequel se mêlaient des mots d’allemand, de kabyle, d’arabe, de français. Quand il n’avait plus de voix, il ânonnait le nom de son sergent et ceux de ses frères d’arme morts au champ d’horreur.
Le vétérinaire qui ne tenait pas à parler le sabir avec elle avait insisté pour que je sois présent.
Elle s’était résignée.
Pour la première fois, j’avais vu le corps nu de mon père. Sa peau était grise, flétrie, gaufrée du tibia à la cuisse. Son torse était si desséché que je pouvais compter ses côtes. J’avais honte de le penser mais égoïstement, à ce moment-là, j’avais espéré qu’il meure pour qu’il ne souffre plus et que nous soyons délivrés de ses accès de démence qui nous terrifiaient.
Elle m’a renvoyé un regard lourd de mépris avant de faire demi-tour. À peine franchi le portail, elle a fouillé dans son portefeuille enfoui sous sa robe, et elle est revenue sur ses pas. Elle m’a tendu une enveloppe bistre frappée de l’oriflamme tricolore que lui avait donnée le facteur, la semaine dernière, pendant que j’étais à El Kseur où j’achetais du matériel de construction. Elle avait oublié de me la remettre parce qu’elle n’avait plus toute sa tête, s’est-elle justifiée.
Nous étions nés, avions grandi, fait les quatre cents coups ensemble. Il était le grand frère que je n’avais pas eu. Sa famille, la plus pauvre de Bousoulem, vivait dans un taudis de gravats et de tôles.
La raison de cette infortune ?
Personne ne voulait embaucher son père, pas même pour garder des chèvres. On le disait envoûté par la maladie du Sheitan. Il vous parlait et soudain il était pris de transes, se roulait à vos pieds les yeux révulsés, la bave aux coins des lèvres et la bouche de travers, poussait des râles d’agonisant.
On encourait la cravache pour vol, état d’ivresse, dégradation de biens publics. Pour l’adultère, le viol, l’attentat à la pudeur, c’était la peine la plus infamante qui soit chez nous : le bannissement du village à vie. S’agissant des crimes de sang ou des différends avec les roumis, seuls les juges du tribunal étaient compétents pour sévir.
Au lieu de songer à les bouter hors du pays, nous devrions leur être mille fois reconnaissants pour nous avoir apporté la science, l’hygiène, la médecine moderne et l’éclairage public. Quoi qu’il en soit, se rassurait-il, ce ne serait sûrement pas les hordes de clochards, d’illettrés et les brigands grouillants comme des rats partout dans le pays qui les délogeraient un jour. Enfant, son grand-père racontait qu’avant leur arrivée la loi des barbares régnait dans le pays, et il s’est félicité qu’ils nous aient débarrassé de toute cette engeance.
Elle s’était moquée de moi. Elle avait raison. Je n’aurais pas dû emprunter ces mots d’étrangers. J’aurais dû lui dire avec mes pauvres mots de montagnard : « Depuis le jour où je t’ai vue siffler tes chèvres dans la cour de ta ferme pour les emmener brouter sur nos chemins de poussière, je savais que nos destins ne feraient qu’un. »
Le charme de sa beauté négligée m’aimantait chaque fois vers elle. Je voulais la prendre dans mes bras pour la réchauffer, lui avouer combien je l’aimais et, que si La Clef ferait son bonheur, notre maison s’appellerait La Clef, mais aucun mot n’est sorti de ma bouche.
Maudite pudeur.
Il se dégageait de cet homme une sorte de douceur féminine qu’il tentait de dissimuler en fumant le cigare. Elle doutait qu’avec un chef de guerre au visage si lisse la France puisse triompher de qui que ce soit. Elle s’est ensuite attardée sur celle d’Hitler. Son menton volontaire, son nez fort, ses yeux crachant des éclairs et sa moustache noire qui ajoutait du mystère à ce visage austère, tout la séduisait chez cet homme-là.