Citations sur La vérité attendra l'aurore (27)
«Ce n'est ni tout à fait l'Orient, ni tout à fait l'Occident, c'est l'Algérie: un puzzle auquel il manquerait des pièces»
«Les objets ont une âme, et (que) c'est un peu de nous-même que nous abandonnons lorsque nous les laissons agoniser sous les toiles d'araignées de nos greniers»
Longtemps, j’ai déserté mes souvenirs d’enfance parce que je les savais maussades comme un ciel de banlieue. Maintenant que Nelly m’est revenue, il me semble que ma petite vie ordinaire avait quelque chose d'insouciant de léger, d’heureux, presque.
Je me souviens qu’une jeune femme me soignait une blessure près de l’oreille avec une compresse imbibée d’eau de Javel. Elle s’appelait Safia. Je me souviens de ses mèches rousses échappées de son foulard noir. Je me souviens de sa peau cannelle, de ses yeux clairs comme le ciel, de son nez de Cléopâtre, et de ses longs doigts faits pour jouer Mozart. Je me souviens de nos sourires complices échangés furtivement et j’entends encore sa voix de jeunesse chanter des complaintes tristes. Je me souviens qu’elle m’avait confié avoir été enlevée dans son village, à Bousoulem, pendant qu’elle gardait ses moutons ; on l’avait offerte à un Combattant de l’Islam qui l’avait rejetée sitôt violée. Je me souviens qu’elle préférait rester à faire la bonniche ici plutôt que d’affronter l’opprobre de son père et de ses frères maintenant qu’elle n’était plus vierge.
Sa main effleure ma main. Elle ne réagit pas, ou plutôt elle feint l’indifférence car j’ai senti ses doigts se crisper. Moi aussi, j’ai eu le frisson mais, tout comme elle, je n’ai rien montré.
Tout était à refaire.Nous avions essayé de rempiler le lendemain soir, mais sans le whisky et sans les mots qu’il faut pour s’aimer nos corps avaient refusé de s’aimanter. Il était sage de ne plus poursuivre.Le garçon dépose le verre devant moi. Je bois une gorgée puis tout le reste d’un trait. Passé minuit, le whisky n’a rien d’euphorisant ni d’anesthésiant, il fait mal à la nuque et vous renvoie au point de départ. Nelly.Hier, elle n’était qu’une ombre perdue aux confins de nos sentiments inachevés. Il a suffi d’un regard pour que tout s’embrase à nouveau.« Un autre, monsieur ? »J’ai les tempes qui battent, la bouche pâteuse, je renonce. Je suis dans mon lit, mon ordinateur calé sur mon oreiller. Les yeux brûlés de fatigue, je poursuis inlassablement mes recherches. Il faut que je la retrouve sinon elle va alimenter mes insomnies pour des mois. Facebook. Je réveille mon compte que j’avais désactivé car, avec quinze amis – des commerçants du passage –, ma solitude m’apparaissait d’autant plus cruelle.
Whisky. »Il obtempère.Ça fait une éternité que je n’en ai pas bu. La dernière fois, c’était une nuit mouillée comme celle-ci. J’étais avec Juliette dans sa boutique de luminaires. Elle m’avait invité à prendre un verre parce qu’elle avait le gros bourdon. Son homme avec qui elle n’entretenait plus qu’une relation à temps partiel avait décidé de rompre sans préavis. Nous avions bu, beaucoup, dit des bêtises, beaucoup. Possible qu’une fois que l’alcool nous eût grisés, on ait dit qu’on ferait un bout de chemin ensemble et qu’avec un peu de chance nous pourrions pousser l’aventure, voire finir par nous aimer. Puis je l’avais entraînée dans mon atelier, nous avions basculé sur le divan qu’un psychanalyste m’avait abandonné après avoir pris la poudre d’escampette avec une de ses patientes, et ç’avait été de furieuses chevauchées jusqu’à épuisement de nos corps.
Elle m’avait appelé dix fois, je n’avais pas décroché. Elle avait toqué dix fois à ma porte, je n’avais pas ouvert. Elle m’avait écrit des petits mots de tendresse, de chagrin et d’amour pour toujours, auxquels je n’avais pas répondu. J’étais déglingué, bousillé, foutu. Alors, elle s’était lassée de mes silences et elle s’était effacée.
Je n'ai jamais aimé l'idée de racines. Elle me renvoie à l'arbre figé dans sa terre, qui ne voit pas plus loin que le bout de ses branches. Moi, j'aime le mouvement, j'aime, comme Geppetto, transformer le bois pour lui donner une âme et créer des objets qui voyageront à travers le monde et me survivront. J'aime être d'ici et de France. J'aime ma double identité. j'aime ma schizophrénie normale.
J’ai si longtemps rêvé de cet instant que j’ai l’impression d’être un autre, spectateur de mon propre plaisir. Nos corps ne font plus qu’un. Nous restons ainsi de longues minutes encore, puis elle se dégage de mon étreinte. Nous nous rhabillons, pressés comme des adolescents honteux de se retrouver nus après avoir fait l’amour pour la première fois.