Citations sur La vérité attendra l'aurore (27)
J’ai si longtemps rêvé de cet instant que j’ai l’impression d’être un autre, spectateur de mon propre plaisir. Nos corps ne font plus qu’un. Nous restons ainsi de longues minutes encore, puis elle se dégage de mon étreinte. Nous nous rhabillons, pressés comme des adolescents honteux de se retrouver nus après avoir fait l’amour pour la première fois.
Je prends sa main. J’enlève son manteau lentement. Elle baisse les yeux. Je l’attire à moi. Elle ne résiste pas. Je sens la chaleur de sa peau contre ma peau, et ses doigts se posent doucement sur mes joues mal rasées. J’effleure sa bouche de mes lèvres avant de l’embrasser tendrement comme au jour de notre premier baiser. Elle dit qu’il ne faut pas. Je prends son visage à deux mains et l’embrasse encore, les yeux fermés, pour mieux sentir le goût de ses lèvres. Elle répond avec le même feu. Je caresse ses cheveux, sa nuque, ses seins – ils sont lourds comme il y a vingt ans. Je déboutonne son chemisier, et continue d’explorer son corps à l’aveugle. Elle dégrafe sa jupe. Je la plaque contre le mur. Je caresse ses cuisses et ses fesses qu’elle m’offre. Un frisson parcourt le creux de ses reins. Je la retourne, la pénètre, je suis en elle.
« Chaque été vous êtes des milliers à nous envahir et à souiller notre jeunesse avec vos manières de dépravés. Alcool, drogue, musiques impies, accouplement en public de garçons et de filles, tenues sur les plages inappropriées et j’en passe. Ça n’est plus tolérable. Nous allons nettoyer cette racaille. C’est ma nouvelle mission. Je la gagnerai avec l’aide d’Allah, le clément et miséricordieux.
Je me souviens qu’une jeune femme me soignait une blessure près de l’oreille avec une compresse imbibée d’eau de Javel. Elle s’appelait Safia. Je me souviens de ses mèches rousses échappées de son foulard noir. Je me souviens de sa peau cannelle, de ses yeux clairs comme le ciel, de son nez de Cléopâtre, et de ses longs doigts faits pour jouer Mozart. Je me souviens de nos sourires complices échangés furtivement et j’entends encore sa voix de jeunesse chanter des complaintes tristes. Je me souviens qu’elle m’avait confié avoir été enlevée dans son village, à Bousoulem, pendant qu’elle gardait ses moutons ; on l’avait offerte à un Combattant de l’Islam qui l’avait rejetée sitôt violée. Je me souviens qu’elle préférait rester à faire la bonniche ici plutôt que d’affronter l’opprobre de son père et de ses frères maintenant qu’elle n’était plus vierge.
Nous parlions d’hier, comme s’il n’y avait plus de lendemains possibles. Nous regrettions nos parents, comme si nous n’étions déjà plus de ce monde.
Sa main effleure ma main. Elle ne réagit pas, ou plutôt elle feint l’indifférence car j’ai senti ses doigts se crisper. Moi aussi, j’ai eu le frisson mais, tout comme elle, je n’ai rien montré.
J’essaie de deviner ce qu’aurait donné notre histoire si la vie avait été douce et généreuse avec nous. Je n’y arrive pas. La vie n’est ni douce ni généreuse. Il y a des instants de bonheur ou de chance qu’il faut savoir saisir et c’est déjà beaucoup. Le reste n’est que débrouille pour la bouffe, pour la baise, débrouille pour oublier les fantômes qui vous hantent, débrouille pour survivre aux nuits blanches, débrouille pour s’occuper l’esprit avant le point final.« Tu ne dis rien, Mohamed. Ça ne va pas ? »Je réponds d’un ton faussement enjoué que je vais bien puis je demande si sa vie va et si elle a des enfants.Sa vie va. Elle achète et retape des vieux bâtiments industriels qu’elle revend avec de belles marges de bénéfice. C’est son premier mari, marchand de biens, qui l’a initiée au métier.
J’aimerais trouver les mots pour dire qu’elle est plus belle encore que je ne l’imaginais, mais je suis à sec. L’émotion. Je préfère me taire plutôt que d’enfiler des paroles bancales.
Non, rien à cirer de son père, ce petit bonhomme tout en tics et nervosité qui prenait un malin plaisir à me montrer ses photos en tenue de parachutiste dans les rues d’Alger et aimait à se vanter d’avoir envoyé plus d’un fellouze au tapis. Et sa mère, une femme aussi jolie que venimeuse qui voyait d’un mauvais œil sa fille s’enticher d’un Mohamed.« Les Arabes, on peut rester amis jusqu’à dix, douze ans, après il faut s’en méfier », qu’elle lui avait bazardé après nous avoir surpris main dans la main au sortir du cimetière à voitures.
Longtemps, j’ai déserté mes souvenirs d’enfance parce que je les savais maussades comme un ciel de banlieue. Maintenant que Nelly m’est revenue, il me semble que ma petite vie ordinaire avait quelque chose d’insouciant, de léger, d’heureux, presque.