Dès le début du livre, j'ai eu en tête la critique au dos du roman d'
Italo Svevo «
La conscience de Zeno » : « C'est une réussite incroyable. Il n'en existe pas quatre de cet acabit par siècle ». Par siècle ! C'est là bien exagéré. « Par décennie » serait plus approprié. Mais cette exagération n'est pas déplacée, car elle témoigne de l'enthousiasme suscité par la lecture du livre, de la fascination qu'il a exercé sur vous, jouant avec vos émotions, les avivant pour mieux en faire naître d'autres, tantôt la gaieté tantôt la crispation, la douleur même que vous partagez avec l'auteur parce que qui est décrit y est trop bien décrit pour ne pas avoir été vécu. Oui, 4 par siècle c'est exagéré mais ça rend bien compte de votre sentiment de tenir un chef d'oeuvre dans vos mains.
Et bien, avec
Karoo, c'est exactement ça. Dès les premières pages, le lecteur se trouve emporté par le rythme de l'auteur. Comme sur des rapides, il ne maîtrise plus rien. le voilà emmené par le flot fougueux de phrases courtes et percutantes, cyniques et drôles, envoyé à droite puis à gauche, tantôt émerveillé par tant de maestria, tantôt amusé par les velléités du héros, tantôt irrité par son égoïsme, sa suffisance et, malgré tout, son implacable lucidité, tantôt tendu, soucieux, grave, peiné même, devant le réalisme, l'intensité de scènes d'une méchanceté inouïe ou de la souffrance de Saul
Karoo, puni alors qu'il tentait d'être bon (ô cette crise lors du huis clos dans la voiture près de Pittsburgh !). Et, ainsi bringuebalé, le lecteur tourne, tourne les pages, sourire aux lèvres ou sourcils froncés, entièrement plongé dans l'univers de Saul
Karoo, rewriter de scénarios reconnu par ces pairs, (« Doc »
Karoo, qu'on imaginerait aisément en Dany de Vito, acerbe et jouisseur), et de ses pensées amères.
Karoo est un roman fort, intemporel, avec une histoire originale et terrible. le style très personnel de l'auteur – ces phrases sèches (mais qui n'excluent pas des notes de couleur, des images surprenantes et justes), ce débit rapide, ces répétitions comme un jeu de baguettes sur des cymbales ou une caisse claire – lui confère un ton unique.
Steve Tesich a disparu peu avant la parution du livre. Une perte pour la littérature.