Eddie enchaînait les cigarettes, et il voyait naître en lui une excitation qu'il avait goûté de nombreuses fois auparavant, mais jamais aussi intensément: une sorte de lucidité électrique, de concentration délicate et alerte. Une forme d'angoisse le rongeait également. Mêlée à de l'impatience. Ils se sentait bien. Nerveux certes, avec l'estomac noué. Mais rayonnant.
Toutefois, une idée le hanta pendant quelques minutes, l'idée de posséder un logement avec Sarah, laquelle aurait accompli toutes les tâches ménagères qui sont censées occuper les femmes. Lui, il aurait lu le journal, il aurait acheté une nouvelle automobile chaque année, et ils auraient eu des enfants, ainsi qu'un jardin.
Vaincre l'adversaire. Le réduire à sa merci, le battre à plate couture. C'était là que résidait le sens profond du jeu du billard. Et, durant cet éclair de lucidité, il sembla à Eddie que ce principe ne régissait pas seulement le billard, microcosme de cinq pieds sur dix, ou se concentraient l'ambition et le désir. Il lui sembla que tous les hommes devaient en avoir conscience, car c'est ce mobile que l'on retrouve dans toutes les rencontres, tous les échanges et tous les actes. Et qui gouverne cette gigantesque entreprise de blousage qu'est l'existence humaine.
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Eddie s'avança vers le billard, prit sa queue, la considéra attentivement, s'imprégnant du plaisir que lui procuraient la poignée ouvragée, la virole d'ivoire, le fût poli et le petit procédé de cuir bleuté, et, durant tout ce temps, une petite voix lui chuchotait : " Tu n'as que cinq cent quarante dollars. Si tu perds la première partie, qu'est-ce-que tu vas faire ?".
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Ses mains transpiraient d'envie de se saisir d'une queue.