Quelle différence y a-t-il entre un écrivain et un auteur de polars ? La réponse est simple : le style.
Jim Thompson faisait incontestablement partie des écrivains qui s'adonnent à un genre : le roman noir. Pourquoi ce petit préambule avant d'évoquer Ville sans loi (Wild Town) ? Parce que les recettes et les contraintes d'un polar qui aurait du succès aujourd'hui sont quasiment ignorées par Thompson. Meurtre horrible ? Il n'y en a pas. Suspense haletant ? L'auteur s'autorise les retours en arrière, travaille l'épaisseur psychologique de ses personnages, voire s'adonne à quelques descriptions étonnantes d'une ville pétrolière ou d'un grand hôtel. Addictions en tous genres ? Cela n'ira pas plus loin qu'un directeur d'hôtel alcoolique. Alors qu'est-ce qui fait qu'une fois commencée la lecture de ce livre, on ne le lâche pas ? le style, un sacré style. Parfois la plume nous prend dans une boucle d'écriture ample, presque lyrique, parfois la phrase est courte, quasi syncopée. L'image arrive, nette, brutale (ainsi le saccage d'une salle de casino) ou, au contraire, se fait presque tremblée (la visite de la vieille maison d'Amy). L'ombre est partout dans ce roman nocturne où les torchères des puits de pétrole embrasent de leurs flammes les nuits chaudes du Texas, comme un avant-goût du purgatoire.
L'autre talent de
Jim Thompson se dévoile dans ses formidables personnages qu'il met en scène avec un humour décalé. Au centre du bal des ténèbres, se tient Bugs, personnalité violente, tourmentée par son inaptitude à dompter la colère qui l'envahit régulièrement. Ragtown est quasiment une ville de la Frontière, celle où échouent tôt ou tard les aventuriers de la dernière chance, les princes du "quitte ou double", les fêlés de la vie. Pour David McKenna, alias Bugs, il n'y aura que la prison au bout de sa route s'il n'arrive pas à garder sa place d'agent de sécurité à l'hôtel Hanlon. Mais, Bugs est un être frustre, un gros bras soupe-au-lait, un sanguin. Il faut des gens pour croire en lui, pour l'aider dans sa tortueuse rédemption. le premier est Lou Ford, le shériff adjoint de la ville. Un homme double, un "Pagliacci" comme il se décrit, alors que Bugs prend tout au pied de la lettre ; un être de sang-froid, calculateur, quand Bugs est emporté ; un type éduqué et instruit quand McKenna s'est fait au fil des circonstances et de sa mauvaise étoile. Et puis, il y a Amy Standish, la petite amie de Ford, qui est capable de développer des trésors de patience avec Mac comme avec ses élèves. Amy dans la trentaine déjà et qui cherche désespérément à se caser, n'a pas tant de partis acceptables en vue et Bugs mérite bien son indulgence. Enfin, il reste le vieil Hanlon, araignée impatiente au centre de sa toile, qui veut dévorer les proies – instinct du prospecteur de pétrole qui a réussi – avant qu'elles ne s'en prennent à lui.
Jim Thompson nous offre aussi deux magnifiques exemplaires de fleurs vénéneuses, Joyce Hanlon, l'épouse avide, et Rosalie Vara, la sainte-nitouche à tiroirs.
Je n'ai rien dit de l'intrigue qui est à cette histoire la cuillère à cocktail qui agite le bouillon de culture où baignent les personnages. Elle est intemporelle comme celle de Macbeth, simple comme celle du mec qui pique dans la caisse et qui déclenche une série de catastrophes et déjantée à la manière de
Pieter Aspe. Bref, un roman à lire pour se rappeler que la série noire n'est pas un genre mortel.