Mon pied gauche a, de toute évidence, quelque chose de spécifiquement féminin dans son allure. il est cambré comme Suzanne. Sa chair est laiteuse, sa peau fine comme la peau des tempes de Suzanne, où les veines se dessinaient en bleu. Les ongles sont nacrés, les orteils délicats et longs comme des doigts. Le cou-de-pied n'a pas la vulgarité qui caractérise les autres parties de mon corps. Son élégance n'appartient qu'à Suzanne. Et puis, autre détail significatif, il est net du moindre duvet, alors que le pied droit, en revanche, présente de nombreuses touffes disgracieuses sur la première phalange des orteils. Ce sont bien les jumeaux les plus dissemblables de la terre. A gauche le charme, la sensibilité, la poésie. A droite le trivial, l'inachevé, le rustique. On ne saurait mettre mes pieds dans le même sac ! Autant confondre le mer avec la boue, le ciel avec un crapaud, c'est à dire faire preuve d'une myopie honteuse.
Mon pied gauche est ce que j'ai de mieux.
C'est Suzanne.
Une activité intense règne sur la scène où se déroulent simultanément tous les drames. Mais moi je suis à l'écart. Comme un hippopotame baignant dans une flaque, j'écarte les mâchoires en un bâillement prodigieux : c'est en moi que se trouve le théâtre. Il m'habite, il me hante. Je suis le lieu et l'action.
Les formes et les valeurs se dérobent, les angles changent. Les pierres que je m'acharne à déchiffrer se troublent comme une eau sale. Ma main explore à l'aveuglette des paysages glauques.
L'estomac compense le coeur. Puisque personne ne m'aime, je me juge exécrable. Alors j'essaie d'avaler le monde pour le supprimer, et m'anéantir avec lui.
Le corps nu que j'aperçois chaque fois que je passe devant la glace me soulève le coeur.
Cette chair blanchâtre parsemée de poils noirs m'attire et me répugne à la fois. Sa laideur m'est odieuse mais la faim me rend altruiste. Je salive en regardant ma viande.
"(...) J'ignore si je suis peintre, architecte ou employé, mais je dois être pauvre puisque j'attache une grande importance à mon travail. (...)"
Roland TOPOR, Portrait en pied de Suzanne, 1978, Balland (éditions Wombat 2019, p. 11).
Mon dieu, je suis trop gros ! Personne ne m’aime. Je suis encore jeune, pourtant. Mais il en a toujours été ainsi. A l’école, on me surnommait Bouboule, et plus tard Gros-Bide ou Gros-Lard, ou Gras-Double. Dieu, comme j’ai souffert ! Je suis seul à savoir quel trésor de pureté se trouve enfoui sous mes bourrelets de graisse. Les autres considèrent avec dégoût ce corps qu’ils croient être la représentation physique de mon état moral. Ainsi les visiteurs d’un zoo se figurent-ils souvent les animaux comme des types d’humanité coupable, condamnés à exposer au vu de tous leur dégradation. Le singe est un homme obscène et le tigre un homme fourbe, le serpent un homme vil et le lion un homme fier. Moi je suis un porc. Glouton et sale. L’esprit incapable de s’élever au-dessus du sol. La pesanteur divine me dicte sa loi : à ras de terre demeure mon corps, là doit croupir mon âme.
Que mon pied grossisse comme la grenouille de la fable, et qu'il éclate si ça lui chante ! Que ma paupière batte ! Que mes dents claquent !
Mais moi, je suis à l'écart. Comme un hippopotame baignant dans une flaque, j'écarte les mâchoires en un bâillement prodigieux : c'est en moi que se trouve le théâtre. Il m'habite. Il me hante. Je suis le lieu et l'action.
Mon appétit n’est qu’un prétexte. En fait ma boulimie est provoquée par le manque d’affection. L’estomac compense le cœur. Puisque personne ne m’aime, je me juge exécrable. Alors j’essaie d’avaler le monde pour le supprimer et m’anéantir avec lui. Le schéma est d’une simplicité terrible.