La virtuosité de la ligne concerne la construction d’ensemble du roman, c’est l’art de l’illusion ou du trompe-l’œil, dont Nabokov est le maître incontesté. J’adore cette idée de préparer, très en amont, un effet qui ne se révélera que trente ou cinquante pages plus tard. C’est très technique, et cela demande beaucoup de préparation. Cela me fait penser à certains coups d’échecs, apparemment anodins ou innocents, qui préparent en réalité une subtile combinaison à long terme. Comme lecteur, je suis très sensible aux effets de surprise et aux pincements de ravissement que provoquent ce genre de prouesses. Mais l’autre virtuosité de Nabokov n’est pas moins impressionnante. La virtuosité du détail, c’est quand Nabokov, délaissant les grands desseins de la composition, s’empare d’un pinceau très fin et intensifie un contour, accentue un cil. C’est la souplesse, c’est la ductilité de son trait de plume, c’est la précision de sa touche, pour souligner un détail, faire vivre un reflet de lumière sur le velouté d’une épaule, chatoyer une couleur, briller un rayon de soleil sur le pare-brise d’une voiture ou dans les lunettes d’un personnage, dans lequel on aperçoit soudain, en reflet, avec un frisson d’incrédulité, la tête chauve de l’auteur – qui vous fait un clin d’œil.
Comme celui de la vie humaine, le temps d’une partie d’échecs est limité, qui s’écoule dans le murmure de son tic-tac inexorable. Un ingénieux dispositif vient encore renforcer le supplice, qui fait se soulever un petit drapeau rouge à l’intérieur de la pendule, qui se soulève toujours davantage à mesure que le temps passe, se stabilise en équilibre fragile et menace de tomber, sa chute scellant la défaite, et, métaphoriquement, la fin de la vie, du joueur dont le temps imparti est écoulé. C’est à cette époque que j’ai pris conscience pour la première fois du rapport symbolique très étroit que le jeu d’échecs entretient avec la mort. Les échecs, c’est, bien sûr, par l’intermédiaire du mat (al-shah mât, « le roi est mort »), la mise à mort symbolique du Roi adverse, du père, de l’adversaire, mais c’est aussi l’expérience, concrète, de sa propre mort, et la peur qu’elle peut susciter déjà bien en amont de l’issue fatale, lorsque nous sommes en manque de temps et que, dans l’agitation et l’inquiétude, le regard errant sur l’échiquier et jetant un coup d’œil anxieux sur la pendule, on se rend compte que le temps qui nous est imparti se réduit comme peau de chagrin et que le drapeau de notre pendule ne va pas tarder à tomber.
Il y a, je crois, une géographie de la mémoire. Ce sont les lieux, beaucoup mieux que les dates, qui laissent le passé faire soudain irruption dans le présent pour nous permettre de retrouver un instant, intacte et inchangée, l’essence même de ce qui est à jamais disparu.
Car les lieux de notre enfance n’appartiennent plus au monde matériel, ils sont devenus une composante du temps, et ce n’est qu’en moi-même que je pourrais les retrouver, ce n’est que par l’écriture que je pourrais les faire revivre.
J’ignorais, à ce moment-là, qu’un jour j’écrirais des livres. J’ignorais qu’écrire des livres, au-delà du plaisir que j’y prendrais, serait un moyen de me préserver des offenses de la vie. Car si j’écris, si un jour je me suis mis à écrire, c’est peut-être précisément pour ériger une défense contre les arêtes coupantes du réel.
Certes, il s’agissait de traduire. Mais traduire, c’est écrire. Comme la guerre, selon Clausewitz, qui est la continuation de la politique par d’autres moyens, la traduction n’est rien d’autre que le prolongement de l’écriture par d’autres moyens.
A travers les eaux troubles et indécises du souvenir, c'est le terme du voyage qui se profile et c'est le visage de ma propre mort que je risque d'apercevoir dessiné dans le sable.
J'attendais la vieillesse, j'ai eu le confinement
“C’est un parcours vers les origines. L’origine, voilà, le moment initial de l’apparition d’une chose, son étincelle primitive”.
C’est l’histoire d’une vocation, non pas comment je suis devenu joueur d’échecs - non pas comment je suis devenu joueur d’échecs -, mais comment je suis devenu écrivain.