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23 janvier 2013
La pensée critique doit savoir nager à contre courant

Outre la préface de Régis Meyran, le livre est composé de trois parties :

De la naissance à l'éclipse des intellectuels

L'essor des néoconservateurs

Quelles alternatives pour demain ?

Malgré le faible nombre de pages, Enzo Traverso soulève et analyse de nombreuses questions. Je n'en évoque que certaines dans cette note.

Dans la première partie, Enzo Traverso traite les sens donnés à « intellectuel », le passage de l'adjectif au nom, au substantif, les différences entre les philosophes de cour, de l'époque des Lumières et la figure de l'intellectuel « moderne » avec l'affaire Dreyfus « L'intellectuel questionne le pouvoir, conteste le discours dominant, provoque la discorde, introduit un point de vue critique ». L'auteur souligne le rôle de la presse, de l'essor de l'industrie culturelle , dans la construction d'un espace public de confrontations. Il souligne les contradictions de la modernité naissante, la place des imaginaires nationaux.

L'auteur compare aussi la situation en France, au début de XXe siècle (absence de clivage entre le savant et l'intellectuel) et en Allemagne (savant incorporé à l'appareil d'État) tout en ajoutant que dans les deux pays, les nationalistes définissent l'intellectuel « comme un journaliste ou un écrivain cosmopolite, déraciné, souvent juif, incarnant une modernité haïe. L'intellectuel est presque toujours un outsider ». Il souligne aussi les « passerelles », les passages, entre le « conservatisme » et le « progrès » (par ex : Thomas Mann).

Si nombre d'intellectuels de « gauche », engagés, sont connus, il ne faudrait pas oublier ni ceux de « droite », ni la polarisation entre révolutionnaires « communistes » (voir remarques en fin de cette note) et fascistes, ni la haine des intellectuels sous les fascismes et plus généralement sous les dictatures.

Particulièrement intéressantes sont les présentations sur « la puissante vague de chauvinisme » (1914), la « grande vague pacifiste » (années 20), l'antifascisme comme ethos, le trouble limité lors du pacte germano-soviétique, la nécessaire historicisation de l'antifascisme, sans oublier des remarques sur l'ignominie de certains actes de « compagnons de route » des partis communistes (« le stalinisme a exercé une contrainte lourde sur la pensée des intellectuels »). Certains intellectuels, mais peu nombreux, furent à la fois antifascistes et antistaliniens.

Ne communiant pas avec les regards peu critiques actuels sur Jean Paul Sartre ou les polémiques contre Albert Camus, je partage l'avis de l'auteur sur la nécessité de les descendre de leur piédestal et « les soumettre à une véritable historicisation critique ».

Aujourd'hui « le langage de l'entreprise se généralise à l'ensemble de la société et ceux qui l'utilisent pensent que la modernité consiste à remplacer les intellectuels par des gestionnaires », l'expertise se substitue à la critique, le concret immédiat utilitaire à la recherche et à la compréhension. de plus, dans un cadre d'une massification d'accès à l'université et plus globalement aux savoirs, se développe une forte spécialisation, une division accentuée des matières et des connaissances, ce qui ne manquera de provoquer des tensions et de nouvelles aspirations.

Entre « défaite historique » et tournant politico-économique libéral, la scène médiatique est aujourd'hui dominée par les néoconservateurs.

Enzo Traverso part d'un fait important, « l'intellectuel est devenu un travailleur comme un autre », souvent très précarisé. Ilest aussi plus directement « soumis aux tensions et aux conflits sociaux » (voir grève de 2009 contre la réforme de l'université). L'auteur insiste sur la réification de la culture, la puissance des médias., la culture de l'image, les groupes monopolistes dans l'édition et leurs critères de profitabilité et de retour sur investissements, le livre comme marchandise et produit de marketing.

Une place centrale est donnée à « la chute du Mur » qui « achève la parabole ». C'est maintenant la « fin de l'histoire », la « fin des idéologies », le marché présenté comme seule possibilité, comme seul présent, futur et… passé.

Si les pages sur cette défaite décrivent bien les évolutions, je suis plus dubitatif sur l'articulation des arguments (j'y reviendrais en fin de note).

La « fin de l'histoire » se conjugue à la remise en cause des utopies comme « mesure prophylactique ». Mais comme le souligne l'auteur « le vieux paradis est devenu l'enfer, mais le monde reste divisé entre le paradis et l'enfer ».

Les intellectuels dissous, invisibles, les « intellectuels médiatiques » peuvent parader. Ils ne sont ni experts, ni intellectuels spécifiques et très rarement critiques (ils contribuent le plus souvent à légitimer le pouvoir). Ils paraissent, en jouant des cordes humanitaires, un humanitarisme contre l'engagement qui ne pourrait déboucher que sur le totalitarisme.

Parmi d'autres points abordés, je souligne la critique du « culte mystique » autour de la destruction des juifs et des juives d'Europe, dont la matérialité disparaît, à mes yeux, dans le nom Shoah, la multiplication des lois mémorielles et certains déroulements de procès qui « ont contribué à créer l'illusion néfaste selon laquelle, au-delà de l'administration de la justice, le droit pourrait écrire l'histoire, en fixant, par un verdict, sa vérité ».

L'auteur termine sur des réflexions autour de Michel Foucault, comme intellectuel spécifique, la discipline des vies, le contrôle des corps (le biopouvoir), le déchaînement du pouvoir souverain au cours du XXe siècle et la place de la « critique postcoloniale ». Il souligne que « L'histoire n'appartient pas à ceux qui exercent le métier de l'écrire… ».

Sans oublier les mutations technologiques (micro-informatique, internet) et les accélérations permises dans les recherches, il souligne que la pensée ne surgit pas de l'instant mais de la réflexion, de l'échange, du lien social (et non de l'individualisation, à ne pas confondre avec l'autonomisation des individus ou de l'atomisation de la société).

Et si « la rupture entre intellectuels critiques et mouvements sociaux reste considérable » (voir sur ce sujet le livre de Razmig Keucheyan : Hémisphère Gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques, Editions Zones ), s'il convient de combattre la dominante neutralité analytique (« Or, cette apparence de neutralité analytique, purement technique et calculatrice, vise en réalité à neutraliser la réflexion critique et à naturaliserl'ordre politique », les mobilisations des révolutions arabes ou autour des biens communs ré-ouvrent la porte des utopies.

D'une certaine manière, « le silence des intellectuels est le miroir d'une défaite historique », mais cette défaite ne saurait être réduite à la transformation d'une révolution en dictature avec ses cortèges de crimes et d'ignominies (là-bas et ici, dans les soutiens et dans de multiples activités sociales, politiques). Cette défaite doit être aussi analysée, et sur ce point je suis étonné des silences de l'auteur, comme la non-capacité à créer, autour d'une utopie, du principe espérance, une hégémonie sociale inclusive (majorité des dominé-e-s). le peu de prise en compte des divisions profondes entre salarié-e-s, des avantages relatifs que certain-ne-s en tiraient, des effets matériels de ces asymétries se traduisant en terme de domination (hommes/femmes, « nation » colonisatrice / peuples colonisés, États impérialistes ou dominants / États dominés, etc.), la négation du caractère très relatif de « nos » orientations « universelles », ont participé de la division objective des dominé-e-s. La faiblesse de l'appropriation critique des apports du/des marxismes, l'hypertrophie du rôle des partis (souvent réduit à un), la simplification des hypothèses stratégiques, la sous-estimation des débats autour de la « démocratie radicale » à inventer ou de l'auto-organisation indispensable des dominé-e-s ont concouru à cette défaite.

La référence au communisme ne saurait être détachée, à partir d'une certaine période, au stalinisme réellement existant, même si ce recouvrement n'est pas sans contradictions. Au delà des justes remarques de l'auteur, ce passé continue de peser, faute de bilan critique radical, et élargi à l'ensemble des politiques du PCF sur près d'un siècle (les courants révolutionnaires anti-staliniens n'étant pas à exempter de cette relecture critique).

La majorité des dirigeants staliniens, comme ils se désignaient eux-mêmes, se sont dressés systématiquement contre les luttes et les processus révolutionnaires qu'ils jugeaient contraires aux intérêts de l'Urss ou de la « nation » (la grève est l'arme des trust de Maurice Thorez, le vote des pleins pouvoirs lors de la guerre d'Algérie, pour ne citer que deux exemples). Si certains n'ont pas accepté, beaucoup d'intellectuels de renom n'ont rien dit, ont approuvé, justifiant la politique de leur parti sur ces sujets ou, plus tard lors des répressions des soulèvements populaires en Hongrie, en Pologne, sans oublier pour certains, le soutien à la révolution culturelle maoïste, ou aux délires albanais. Sans oublier les silences lors des massacres dans les colonies au sortir de la seconde guerre mondiale, les premières positions contre la contraception et l'avortement, etc.

Les intellectuels critiques sont restés silencieux ou devenus louangeurs d'un certain nombre d'ignominies, pour utiliser un mot de l'auteur. Et cela aussi a concouru à la défaite.

J'ajoute que je trouve étrange qu'un chercheur, clairement positionné du coté de l'émancipation, n'interroge pas le genre des intellectuels et oublie les intellectuelles. L'apport depuis près d'un demi-siècle, des féministes radicales, invisibilisé par les universitaires hommes, est de très grande qualité. Il en est de même d'un certain nombre de penseurs de la « périphérie ».

Au delà de ces remarques critiques, en marge de l'ouvrage, ce petit livre est extrêmement enrichissant et stimulant.


Lien : http://entreleslignesentrele..
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