Puis-je, monsieur, vous proposer mes services, sans risquer d’être importun ? Je crains que vous ne sachiez vous faire entendre de l’estimable gorille qui préside aux destinées de cet établissement. Il ne parle, en effet, que le hollandais. Voilà, j’ose espérer qu’il m’a compris ; ce hochement de tête doit signifier qu’il se rend à mes arguments. Vous avez de la chance, il n’a pas grogné. Quand il refuse de servir, un grognement lui suffit : personne n’insiste. Etre roi de ses humeurs, c’est le privilège des grands animaux. Vous avez raison, son mutisme est assourdissant. C’est le silence des forets primitives, chargé jusqu’à la gueule. Unes des rares phrases que j’ai entendues de sa bouche proclamait que c’était à prendre ou à laisser. Que fallait-il prendre ou laisser ? Sans doute, notre ami lui-même. Je vous l’avouerai, je suis attiré par ces créatures tout d’une pièce. Quand on a beaucoup médité sur l’homme, il arrive qu’on éprouve de la nostalgie pour les primates. Ils n’ont pas, eux, d’arrière-pensées. Mais permettez-moi de me présenter : Jean-Baptiste Clamence, pour vous servir. Heureux de vous connaître. Il y a quelques années, j’étais avocat à Paris et, ma foi, un avocat assez connu. Le coeur sur les manches !… On aurait cru vraiment que la justice couchait avec moi tous les soirs. Je suis sûr que vous auriez admiré l’exactitude de mon ton, la justesse de mon émotion, la persuasion et la chaleur, l’indignation maîtrisée de mes plaidoiries. La nature m’a bien servi quant au physique, l’attitude noble me vient sans effort. De plus, j’étais soutenu par deux sentiments sincères : la satisfaction d’être du bon côté de la barre et un mépris instinctif envers les juges en général. Voilà, la conscience du droit, la satisfaction d’avoir raison, la joie de s’estimer soi-même, cher monsieur, sont des ressorts puissants pour nous tenir debout ou nous faire avancer. Au contraire, si vous en privez les hommes, vous les transformez en chiens écumants. Ne croyez pas, cher monsieur, que je me vante en tout ceci. Mon mérite était nul : l’avidité qui, dans notre société, tient lieu d’ambition, m’a toujours fait rire. Je visais plus haut : être maître de mes libéralités, atteindre plus haut que l’ambitieux vulgaire et se hisser à ce point culminant où la vertu ne se nourrit plus que d’elle-même… Arrêtons-nous sur ces cîmes. Ma profession satisfaisait heureusement cette vocation des sommets. Elle m’enlevait toute amertume à l’égard de mon prochain que j’obligeais toujours sans jamais rien lui devoir. Pesez bien cela, cher monsieur : je vivais impunément. Je n’étais concerné par aucun jugement, je ne me trouvais pas sur la scène du tribunal, mais quelque part, dans les cintres. Après tout, vivre au-dessus reste encore la meilleure manière d’être salué par le plus grand nombre. Les juges punissaient, les accusés expiaient et moi, je régnais, librement, dans une lumière édénique. N’est-ce pas cela, en effet, l’Eden, cher monsieur : la vie en prise directe ? Je sais qu’on ne peut se passer de dominer ou d’être servi. Chaque homme a besoin d’esclaves comme d’air pur. Commander, c’est respirer, vous êtes bien de cette avis ? L’essentiel, en somme, est de pouvoir se fâcher sans que l’autre ait le droit de répondre. La puissance tranche tout. D’une manière générale, j’aime toutes les îles : il est plus facile d’y régner. Il faut le reconnaître humblement, mon cher compatriote, j’ai toujours crevé de vanité. L’homme est ainsi, il a deux faces : il ne peut aimer sans s’aimer. Moi, moi, moi, voilà le refrain de ma chère vie. Je n'ai pas d'amis, je n'ai que des complices. Je vivais donc au jour le jour. Au jour le jour les femmes, au jour le jour la vertu et le vice, au jour le jour… mais tous les jours, moi-même, à la surface de la vie. J’ai toujours réussi avec les femmes. Vous savez ce que c’est le charme : une manière de s’entendre répondre oui sans avoir posé aucune question. Nos amies, en effet, ont ceci de commun avec Bonaparte qu’elles pensent toujours réussir là où tout le monde a échoué. Croyez-moi, pour certains êtres, au moins, lorsqu'on se trouve un jour dans la situation de prendre sans vraiment désirer, ne pas prendre ce qu’on ne désire pas est la chose la plus difficile du monde. L’acte d’amour, par exemple, est un aveu. L’égoïsme y crie, ostensiblement, la vanité s’y étale, ou bien la vraie générosité s’y révèle. Nul homme n’est hypocrite dans ses plaisirs, mon cher compatriote. Et puis, allons droit au but, j’aime la vie, voilà ma vraie faiblesse. Je l’aime tant que je n’ai aucune imagination pour ce qui n’est pas elle. La question est d’éviter le jugement. Je ne dis pas d’éviter le châtiment. Car le châtiment sans jugement est supportable. Il porte un nom d’ailleurs qui garantit notre innocence : le malheur. Non, pour le jugement aujourd’hui nous sommes toujours prêts, comme pour la fornication. Vivre pleinement et dans un libre abandon au bonheur, cela ne se pardonne pas. Pas d'excuses, jamais, pour personne. Pour être heureux, il ne faut pas trop s’occuper des autres. Heureux et jugé, ou absous et misérable. La seule parade est dans la méchanceté. Les gens se dépêchent alors de juger pour ne pas l’être eux-mêmes. Nous voulons tous faire appel de quelque chose ! Chacun exige d’être innocent, à tout prix. Dans un sens, je mourais d’envie d’être immortel. L’alcool et les femmes m’ont fourni, avouons-le, le seul soulagement dont je fusse digne. La vraie débauche est libératrice parce qu’elle ne crée aucune obligation. On n’y possède que soi-même ; elle est une jungle, sans avenir ni passé, sans promesse surtout, ni sanction immédiate. Séparée du monde, la débauche n’a rien de frénétique, elle n’est qu’un long sommeil. Autrefois, je n’avais que la liberté à la bouche. Il faut me pardonner : je ne savais pas que la liberté n’est pas une récompense. Oh ! non, c’est une corvée. Au bout de toute liberté, il y a une sentence. Ah ! mon cher, pour qui est seul, sans dieu et sans maître, le poids des jours est terrible. Vous voyez, l'essentiel est de n'être plus libre et d'obéir, dans le repentir, à plus coquin que soi. Quand nous serons tous coupables, ce sera la démocratie. Sans compter, cher ami, qu'il faut se venger de devoir mourir seul. La mort est solitaire tandis que la servitude est collective. Pouvoir tout se permettre, c'est jouir deux fois. Depuis je m'abandonne à tout, aux femmes, à l'orgueil, à l'ennui, au ressentiment. Je règne enfin, mais pour toujours. Et je plains sans absoudre, je comprends sans pardonner, et surtout, je sens que l'on m'adore ! Alors, buvant le jour d'absinthe qui se lève, ivre de mauvaises paroles, je suis heureux, je suis heureux, vous dis-je, je vous interdis de ne pas croire à mon bonheur, je suis heureux ... à en mourir !
N'avez-vous jamais eu subitement besoin de sympathie, de secours, d'amitié ? Oui, bien sûr. Moi, j'ai appris à me contenter de la sympathie. On la trouve plus facilement, et puis elle n'engage à rien. "Croyez à ma sympathie", dans le discours intérieur, précède immédiatement "et maintenant, occupons-nous d'autre chose". C'est un sentiment de président du conseil : on l'obtient à bon marché, après les catastrophes. L'amitié, c'est moins simple. Elle est longue et dure à obtenir, mais quand on l'a, plus moyen de s'en débarrasser, il faut faire face. Ne croyez surtout pas que vos amis vous téléphoneront tous les soirs, comme ils le devraient, pour savoir si ce n'est pas justement le soir où vous décidez de vous suicider, ou plus simplement si vous n'avez pas besoin de compagnie, si vous n'êtes pas en disposition de sortir. Mais non, s'ils téléphonent, soyez tranquille, ce sera le soir où vous n'êtes pas seul, et où la vie est belle.
J'ai connu un homme qui a donné vingt ans de sa vie à une étourdie, qui lui a tout sacrifié, ses amitiés, son travail, la décence même de sa vie, et qui reconnut un soir qu'il ne l'avait jamais aimée. Il s'ennuyait, voilà tout, il s’ennuyait comme la plupart des gens. Il s'était donc créé de toutes pièces une vie de complications et de drames. Il faut que quelque chose arrive, voilà l'explication de la plupart des engagements humains.
Le genièvre, dispensateur des sortilèges d'Amsterdam:
Heureusement, il y a le genièvre, la seule lueur dans ces ténèbres. Sentez-vous la lumière dorée, cuivrée, qu'il met en vous ? J'aime marcher à travers la ville, le soir, dans la chaleur du genièvre. Je marche des nuits durant, je rêve, ou je me parle interminablement. Comme ce soir, oui, et je crains de vous étourdir un peu, merci, vous êtes courtois. Mais c'est le trop-plein; dès que j'ouvre la bouche, les phrases coulent. Ce pays m'inspire d'ailleurs. J'aime ce peuple, grouillant sur les trottoirs, coincé dans un petit espace de maisons et d'eaux, cerné par des brumes, des terres froides, et la mer fumante comme une lessive. Je l'aime, car il est double. Il est ici et il est d'ailleurs.
Mais oui ! A écouter leurs pas lourds, sur le pavé gras, à les voir passer pesamment entre leurs boutiques, pleines de harengs dorés et de bijoux couleur de feuilles mortes vous croyez sans doute qu'ils sont là, ce soir ? Vous êtes comme tout le monde, vous prenez ces braves gens pour une tribu de syndics et de marchands, comptant leurs écus avec leurs chances de vie éternelle, et dont le seul lyrisme consiste à prendre parfois, couverts de larges chapeaux, des leçons d'anatomie ? Vous vous trompez. Ils marchent près de nous, il est vrai, et pourtant, voyez où se trouvent leurs têtes: dans cette brume de néon, de genièvre et de menthe qui descend des enseignes rouges et vertes. La Hollande est un songe, monsieur, un songe d'or et de fumée, plus fumeux le jour, plus doré la nuit, et nuit et jour ce songe est peuplé de Lohengrin comme ceux-ci, filant rêveusement sur leurs noirs bicyclettes à hauts guidons, cygnes funèbres qui tournent sans trêve, dans tout le pays, autour des mers, le long des canaux.p.16/17,
Regardez, la neige tombe ! Oh, il faut que je sorte ! Amsterdam endormie dans la nuit blanche, les canaux de jade sombre sous les ponts neigeux, les rues désertes, mes pas étouffés, ce sera la pureté, fugitive, avant la boue de demain. Voyez les énormes flocons qui s'ébouriffent contre les vitres. Ce sont les colombes sûrement.
Découvrez l'intégralité de la vidéo self-interviews réalisée par les élèves participant au Prix Summer des Collégiens 2023.
L'aventure littéraire s'est achevée le 9 mai dernier avec la journée de restitution à l'Espace Albert Camus à Bron. Les 235 collégiens participants sont à leur tour montés sur scène après 6 mois consacrés à la lecture, aux échanges et aux débats, à la rencontre littéraire, à la critique et à la lecture à voix haute. Une expérience hors du commun que les élèves commentent eux-mêmes en compagnie de leurs invitées dans la vidéo self-interviews réalisée par le collectif Risette.
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