Citations sur La fabrique du monde (56)
Je n'ai pas été au bout de ma douleur car je sais qu'elle est sans fin. Pourtant, je dois garder ma fierté. Alors, j'ai repoussé ma colère au fond de mon ventre, je l'ai ratatinée jusqu'à en faire un petit paquet de rien. Et je l'ai laissée là, en me jurant de ne jamais l'oublier. Et de revenir la chercher s'il le fallait.
Avec la liberté du rêve et la force de ma volonté, toutes les vies sont à ma portée.
Et je me vois là, dans tout ça. Une petite Chinoise de dix-sept ans, une paysanne, partie à l'usine parce que son grand frère entrait à l'université. Quantité des plus négligeables, petite abeille laborieuse prise au piège de sa ruche. Enfermée là pour une éternité.
(p. 37)
Onze heures du soir, collation de nuit. On est tous comme des morts-vivants. Même pas le courage de parler de Lin. Et arrivent ces interminables heures nocturnes. Ce ne sont d'ailleurs plus des heures ni des minutes, c'est un temps arrêté, mou, de souffrance, dans lequel on s'englue. Dix fois, cent fois, écarquiller les yeux pour chasser le flou, battre des paupières et, sans être vue, arrêter un instant pour se frotter les yeux, les tempes, retrouver un semblant de lucidité. Les néons clignotent. Par moments, je crains de devenir aveugle avant le jour. Les machines continuent de vrombir avec régularité, mais c'est le seul bruit discernable, plus de cris des contremaîtres, plus d'ordres lancés à tue-tête, plus de haut-parleurs, il y a comme un silence, en dépit du bruit sourd des moteurs. J'ai atrocement mal à la nuque. Les points douloureux sont de plus en plus précis. Je change de position, sans cesse, tente de me redresser mais ne tiens pas. Je m'empêche constamment de tout faire valser, de fondre en larmes comme un enfant qui croit encore que pleurer de rage changera les choses, pourra les arrêter. Je souffle, je souffle, tenir. La fatigue, commence à me submerger, la douleur devient si aiguë qu'elle en est insupportable... Mais c'est le chant du premier oiseau du matin. S'accrocher, se réveiller, se secouer. Le tas de tissus de la découpe a considérablement diminué. On est en train de coudre nos dernières pièces, les dernières, toutes dernières...
Si ça continue, je vais faire comme Yuan qui, un jour, a glissé en douce un mot dans la poche d'un pantalon pour hommes, en pensant que le prince charmant qui le porterait trouverait le message et hop, sauterait dans le premier avion pour venir la sauver. Est-ce qu'il leur arrive de penser à nous?
Mes larmes reviennent, chaudes, acides, quand je prends conscience une nouvelle fois que je ne pourrai pas rentrer chez moi pour le jour de l'an.
Mes joues sont irritées.
Je n'aurai pas assez d'argent pour faire le voyage, pas assez pour acheter les cadeaux à la famille. L'an passé j'étais malade, et maintenant je ne pourrai pas.
Si je ne les revois que l'an prochain, cela fera trois ans.
Que vais-je leur dire ? Que vais-je bien pouvoir leur dire ?
Ce qui devait être exceptionnel est devenu l'essentiel.
La rapidité, la violence et l'audace de mon geste ont, pour une seconde à peine, fait cesser les machines. Je sens en moi une agressivité jamais connue.
Yeux exorbités, visage tendu. Mais, comme je prends soudain conscience de la situation, c'est lentement, presque doucement, que je lui dis : "S'il vous plaît, monsieur le contremaître, sauf votre respect, laissez-moi travailler, je vous assure que je vais me reprendre, ça va très bien se passer, comme d'habitude."
Désarçonné, il ouvre la bouche, n'en sort aucun son, me foudroie du regard et tourne les talons. Personne ne se risque à le regarder et encore moins à me regarder, moi. Je me remets au travail. Je tremble un peu, mais j'arrive à me contenir. En risquant un regard, je me rends compte qu'il s'est retranché dans le fond de la salle. Il a un air tendu, mais reste dans la même allée à faire les cent pas.
Cet énervement et cette peur mêlés m'ont donné un de ces coups de fouet ! Alors j'avance vite et enchaîne les coutures à un rythme soutenu.
Wang n'a toujours pas bougé de son coin. Mes mains reprennent leurs droits et je souris intérieurement. Car ce qui vient réellement de se passer a failli m'échapper : il a définitivement perdu la face. Cet homme est un lâche et, par un coup du hasard, je viens de le dévoiler. Il est fini.
Sortir, en une propulsion due au seul souffle de la liberté. Puis courir, la vie en dépend, toute et à jamais. Droit devant, vers la nature, l'inconnu, à toute force.
Je n’ai pas été au bout de ma douleur car je sais qu’elle est sans fin. Pourtant, je dois garder ma fierté. Alors, j’ai repoussé ma colère au fond de mon ventre, je l’ai ratatinée, jusqu’à en faire un petit paquet de rien. Et je l’ai laissée là, en me jurant de ne jamais l’oublier. Et de revenir la chercher s’il le fallait.