Tant mieux ! Amputer dans ces conditions n’est pas sans risques et Fleming n’a pas encore inventé les antibiotiques. Le garçon est vigoureux et je croise les doigts pour qu’il continue à récupérer rapidement. Je lui demande où habite ce Malvoisin. Nous devons, dès que possible, avoir une conversation avec cet homme-là… s’il ne s’est pas, lui aussi, fait massacrer.
Des hommes sans foi ni loi, protégés par des seigneurs de guerre ou des individus assoiffés de pouvoir qui voulaient discrètement mener leur politique d’épuration ou leurs trafics. Des enfoirés prêts à violer et torturer pour se divertir. Une image me remonte d’un coup à l’esprit : celle d’un mercenaire, qui s’apprête à abuser d’une fillette. Il est allongé sur elle, mais le manche de mon poignard dépasse de son cou. J’ai dit un jour que je n’ai jamais pris plaisir à tuer. C’est faux : cela m’est arrivé une fois.
La guerre amène sa horde de malheurs et d’écorcheurs. Nous avons toujours combattu et repoussé les malfaisants.
Jouer à La petite maison dans la prairie en version apocalypse, c’est distrayant un temps, mais on ne va pas rester dans cette ruine ad vitam æternam.
Ses lèvres se posent sur les miennes. La sensation douce et chaude m’électrise. Sa langue s’introduit dans ma bouche et attaque une danse envoûtante. L’effet de surprise passé, je réponds à son appel et la serre contre moi. Le contact de son corps souple et musclé anesthésie mon cerveau. Je descends les mains sur le bas de son dos. Elle ne peut ignorer mon état, mais elle ne s’arrête pas, se collant un peu plus à moi.
Qui peut commettre de telles atrocités ? À la réflexion, le monde ne manque pas de folie, qu’elle vienne de bandes mafieuses obsédées par l’argent ou de groupes de fanatiques religieux prêts à massacrer pour imposer leurs croyances.
La jeune femme a dépecé le gibier et mangé la moitié de la bête crue. Je ne suis pas suffisamment affamé pour mordre à pleines dents dans la chair sanguinolente. Mon amour de la botanique m’a servi, et j’ai récolté suffisamment de racines et de champignons pour calmer mon estomac jusqu’au lendemain.
Elle avance avec une souplesse de félin, glissant au-dessus des obstacles, sans un bruit. Je sais qu’elle peut progresser ainsi des heures durant. Même si j’entretiens ma condition physique, je n’arrive pas à la cheville de ce sous-officier des forces spéciales entraînée pour dépasser la douleur. Un mètre soixante-douze et une soixantaine de kilos de volonté et d’énergie. Son officier m’en avait parlé avant que je me joigne à son unité pour notre mission afghane : « Les mots peur et compassion ne font pas partie du vocabulaire du sergent Milovski quand elle sert la France. » Un peu pompeux, mais crédible.
Je sais me battre : j’ai reçu une des meilleures formations de l’armée française. On m’a enseigné des dizaines de façons de tuer mon prochain ! Elles fonctionnent, même si je n’éprouve aucune satisfaction à les appliquer. Mais là, ça dépasse mes compétences.
Par principe, je me force à ne lier aucune relation personnelle avec les soldats que j’accompagne. Mon rôle est de les soigner et, au cours de mes vingt ans de carrière, plusieurs sont morts dans mes bras en opération. Le décès d’un membre des forces spéciales n’apparaît jamais dans les journaux : leur sacrifice est inconnu de la nation. J’abandonne mon armure de médecin et j’observe le sergent Milovski. Elle n’a plus ce visage dur, mais redevient une jeune femme dont le souffle léger fait danser la mèche de cheveux qui barre son front. Certes, l’uniforme couleur sable et le fusil ne font pas partie de la panoplie de la Belle au bois dormant, mais je profite quelques minutes de la quiétude des lieux.