Mémoire enfouie

Le mot, ici réducteur, n’avait rien du « petit » presque affectueux de Bruno. Il se redressa et regarda Morel de haut. Sa coopération avec le nouveau s’enlisait depuis le début dans une espèce de défiance proche d’une rivalité de potaches, qu’il n’avait pas envie de voir tourner à son désavantage. Quant à Bruno, il crut déceler un vague sermon dans les derniers propos de son remplaçant, du genre : « Cette enquête ne te concerne plus, tu ne fais plus partie de la maison. »

Si tu fais référence aux autres meurtres… et à la folie ou à la perversion du meurtrier… Florence aurait dû mourir en premier, comme sa mère, Marie en second, elle-même comme sa mère. La logique n’est pas respectée.

Les femmes aiment qu’on les trouve belles, même lorsqu’elles prétendent le contraire. Il avait tant de choses à rattraper. Donne-moi le temps, juste un peu de temps et nous nous retrouverons, je te le promets, pensa-t-il en effleurant à son tour sa main aux ongles vernis d’un rose pâle. Puis il se leva en s’essuyant la bouche et jeta sa serviette sur la table.

Le hasard est un drôle de loustic, pensa Bruno en soupirant, mais n’est-il pas un acteur dans la destinée humaine ? Ne fait-il pas quelques signes aux humains, à charge pour eux d’en saisir le sens ?

Des trucs de fous, des tueurs en série, des meurtres gratuits, des rituels horribles… Un roman, mais… ce môme, c’est un môme qui écrit, il sait ce qu’il raconte… Il faut être préparé à tout ça, nom de Dieu ! Profileur ! S’immerger dans la psychologie de ces monstres ! Un métier pareil ! Tu n’en sort pas indemne !

Comment mettre en échec cette force perverse, cette malédiction, qui semblait avoir été relancée ? Il leva le pied, surpris de constater qu’il roulait bien au-delà de la vitesse maximale autorisée. Une pluie fine tombait depuis qu’il avait quitté Grenoble, les essuie-glaces émettaient un couinement lancinant. Il alluma la radio mais l’éteignit aussitôt, l’esprit absorbé par l’inéluctable.

Il pensait trouver des choses, des petits bouts de rien, même pas des indices, seulement des idées, des pensées, des espoirs, ces mille détails qui orientent parfois, qui déclenchent des impressions, des convictions, des embryons de piste… Combien de fois avait-il cru se fracasser la tête au bout d’impasses, avant de repartir sur d’autres traces ! Le métier de flic était fait d’intuition autant que d’action.

Cette jeune fille l’avait ému dès leur premier contact. Il y a des gens, des inconnus, qui remuent des choses à l’intérieur de vous, sans le vouloir. C’était à la fois simple et pourtant source d’émoi, de surprise et d’interrogations. En dehors de ses deux filles, qu’il avait eues sur le tard, à présent mariées, sans enfants, et habitant la région parisienne, Bruno avait une nièce qui lui avait fait cadeau d’une filleule âgée aujourd’hui de douze ans. Florence lui avait donné un reflet de ce que serait bientôt sa petite-nièce : une longue fille blonde au sourire énigmatique, au regard sage et profond. Avec en moins, enfin l’espérait-il pour la fillette, cette vague tristesse au fond des yeux.

Ils avaient redécouvert l’amour, de nouveau à l’écoute de leur peau et de leur souffle. L’envie leur était revenue, à l’un comme à l’autre, de rapprocher leurs corps. Tous deux, pourtant, avaient craint de se confier mutuellement ce nouvel intérêt, appréhendant peut-être de le perdre sitôt revenus à la routine de leur nouvelle vie, ou bien conscients qu’un rapprochement ne pouvait se faire aussi vite, aussi bien, après tant d’années de lente séparation.

Il avait éprouvé de la fierté. Audrey, à cinquante-huit ans, en faisait beaucoup moins, tout juste avait-elle un peu épaissi du bassin et des cuisses, et perdu la tonicité de sa poitrine pour une autre, plus émouvante, qui donnait à son âge cette aura de vécu. Il avait surpris des regards appuyés d’hommes posés sur elle. Des regards de femmes, aussi, qui testaient la rivale. Sa fierté s’en était accrue et il avait alors redécouvert un désir émoussé qui lui avait fait rentrer le ventre et bomber le torse.