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Critique de Tempsdelecture


Cette publication fait suite, complète, prolonge – un peu des trois, à mon humble avis – le titre paru l'année dernière du même auteur, Dragan Velikić, le cahier volé à Vinkovci, que j'avais lu et chroniqué. En France, les deux romans ont été publiés à l'inverse de leur sortie initiale en Serbie : soit 2007 pour La fenêtre russe, pour lequel Dragan Velikić a reçu le prix NIN, et 2015 pour le cahier volé à Vinkovci. La chronologie des publications françaises par Agullo permet un retour aux sources, de remonter à l'ancêtre de ce fameux cahier, qui fait une première apparition dans La fenêtre russe, mais d'une façon légèrement différente.

Il y a beaucoup de la fenêtre russe dans le cahier volé de Vinkovci, je qualifierais même le second titre de défluent de ce long fleuve que constitue La fenêtre russe, et ce fameux cahier en est peut-être le confluent. Cette fois-ci, la traduction est littérale du serbe au français et cette fenêtre russe dévoile bien plus de choses qu'il n'y parait. Agullo Éditions a eu l'heureuse idée d'en donner la signification dans son résumé. Que je me permets de retranscrire ici « Une fenêtre russe est une petite fenêtre encastrée dans une plus grande, utilisée pour la ventilation dans les régions froides : une tentative d'inhaler le monde extérieur sans perdre notre chaleur intérieure ». Ce n'est pas le roman le plus facile dont j'ai eu à parler, à lire aussi, parce que décidément Dragan Velikić, dans le style très particulier qui est le sien, demande une certaine concentration, et un recul sur une narration qui est tout sauf linéaire. Mais il a le mérite de mener à une certaine forme de réflexion assez poussée.

Si la partie qui décrit Danjel me semble plus claire, c'est peut-être aussi parce que Danjel rejoint par bien des points le narrateur de le cahier volé à Vinkovci : nous avons deux hommes d'âge mûr, dont la mémoire semble peu à peu devenir capricieuse, deux hommes très marqués par une vie passée sous le signe du voyage, et par la profession de leur père réciproque, de leur lien étroit avec leur mère. Toujours ce père qui navigue entre deux eaux, toujours cette même sensation du narrateur qui lui aussi navigue entre deux pensées, deux réalités, présent et passé, deux endroits, ici et ailleurs. Si le narrateur du Cahier est écrivain, Danjel est ici chef d'orchestre, en somme tous les deux sont dans l'optique de diriger, le premier, son discours, le second les musiciens de l'orchestre que forme le livre musical. La partie consacrée à Danjel est comme un prélude au reste du roman, consacré au comédien raté, et paumé, Rudi Stupar.

Rudi est un garçon totalement perdu, et ce n'est ni la situation géopolitique de son pays, la Serbie des années 90, ni sa situation familiale, enfant unique d'un couple mal assorti, dont le père est mort depuis longtemps, qui pourra l'aider à trouver un point d'ancrage. Peu importe la perspective dont on prend ce roman, Rudi entraîne le lecteur dans les eaux troubles de sa vie, de sa pensée, qui évoluent, qui sautent en avant, qui reviennent en arrière dans ce texte plein de circonvolutions : sa vie est un fleuve ou une rivière qui n'a de cesse de chercher l'embouchure qui lui permettra de trouver sa place au monde. Ici encore, Dragan Velikić exploite la métaphore que je dirai, non plus filée, mais méticuleusement tissée, de l'eau et de la navigation pour illustrer, presque mettre en relief, les méandres de cette vie qu'il mène en pleine Europe centrale et tous les détours de sa pensée qui s'enchaînent parfois de façon chaotique, parfois de façon très logique. Et celle du train, qui nous ramène encore à Vinkovci, notamment grâce aux diverses allusions au très distingué Orient-Express, en un petit clin d'oeil à Agatha Christie : en effet, dans le crime de l'orient-express de l'auteure britannique, le célèbre train est bloqué en effet non loin de Vinkovci, située à l'époque en ex-Yougoslavie. À mon sens, il ne faut pas tenter de saisir une logique qui n'existe fondamentalement pas. C'est un voyage dans l'espace et le temps, à la fois, et dans l'omniscience de l'intériorité de chacun : c'est tout le principe de cette fenêtre russe. Préserver son intimité tout en s'initiant à la culture d'autrui.

L'obsession de l'ordre de cette première partie, que l'on découvre également à travers le souvenir de la mère de Danjel et de l'une de ses femmes, qui tient pratiquement de l'obsession compulsive, est bien mise à mal par cette seconde partie pour le moins tumultueuse de ce jeune serbe déserteur qui suit le fleuve de l'histoire avec tous les affluents qui viennent en modifier le cours. Cette recherche d'une place, parmi les absents, parmi les morts, parmi ces altérites inaccessibles, celle d'une vérité sur sa propre essence, son histoire, qui passe aussi par celle de ses parents, se conclut par une troisième partie tout aussi déroutante que la précédente. le défilé de témoignages donne un focus plus précis et complet sur cette irréalité que l'on nomme vérité.



L'écriture de Dragan Velikić est décidément comme cette fenêtre russe, une fenêtre qui donne à la fois vue sur l'intériorité et vue sur l'altérité, ou si l'on veut suivre les traces de l'auteur, un hublot, tantôt à bâbord, tantôt à tribord, au gré du capitaine de ce navire qu'est Rudi. Des mondes élastiques, des mondes doubles et multiples, parallèles et convergents, émaillés d'incessantes interrogations, aux frontières toujours mouvantes depuis celles de l'Europe centrale jusqu'à celles de l'appartement familial. Tout n'est pas toujours définissable, tout n'est pas dicible, exprimable dans une logique de concepts nets et élaborés, délimités en des principes fermes et non poreux : il y a une grande part d'insaisissable, dans chaque personnalité, et à travers ce que Dragan Velikic démontre ici, pas dans ce qui est dit, mais justement à travers ce qu'ils n'arrivent pas à mettre en mots.







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