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Critique de Charybde2


La vie de l'inventeur soviétique du premier instrument de musique électronique comme puissante métaphore, de chair et d'électricité, des chaos et des paradoxes du vingtième siècle.


Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/09/09/note-de-lecture-la-fugue-theremine-emmanuel-villin/

Art et technologie, amour et politique internationale : c'est au coeur de ce mélange hautement explosif qu'évolue Lev Termen (1896-1993), l'inventeur de l'instrument qui portera (presque) son nom, le thérémine, généralement considéré comme l'instrument précurseur de la musique électronique (c'est en réparant de vieux Thereminvox, à la charnière des années 50 et 60, que Robert Moog finira par développer le synthétiseur moderne), utilisant uniquement des gestes amples ou subtils pour moduler et faire chanter les ondes produites par l'appareil.

De la conviction déployée vis-à-vis du camarade Lénine pour obtenir l'organisation d'une tournée en Occident (à la fois pour impressionner les foules par la prouesse technico-artistique soviétique et pour trouver d'éventuels débouchés industriels futurs fournisseurs de devises) à la découverte effrénée des bals souterrains endiablés (souvent en compagnie de la jeune violoniste qui devient très vite la meilleure instrumentiste possible du révolutionnaire thérémine) du New York de la Prohibition, des difficultés industrielles et financières dans un univers capitaliste volontiers impitoyable au retour catastrophique en Russie où la paranoïa stalinienne est en pleine explosion, tout cela s'orientant vers un curieux destin de camp et d'oubli, de réhabilitation et de technologies d'écoute, de vieillesse presque tranquille et de tardives reconnections de fils jadis coupés, Lev Termen, tout en étant presque inconnu aujourd'hui du grand public, aura de plus d'une façon incarné le vingtième siècle, dans toute sa complexité et dans la plupart de ses folies paradoxales.

Publié en août 2022, toujours chez Asphalte, le troisième roman d'Emmanuel Villin, après « Sporting Club » (2016) et « Microfilm » (2018), a trouvé un sujet idéal pour poursuivre sous une autre forme l'exploration des scénarios mystérieux de vies (ou de fragments de vie) semblant écrites pour le cinéma. En adoptant une tonalité spécifique, bien différente de celle des « Corps conducteurs » (2014) de Sean Michaels (qui s'attachait au même personnage historique réel mais le confrontait beaucoup plus directement et beaucoup plus violemment au système du stalinisme, en laissant davantage de côté le sentiment conscient et inconscient du rôle à jouer qui est central ici pour Emmanuel Villin), « La Fugue Thérémine » repose largement et fort habilement sur les distances et les interstices perceptibles (et parfois discrètement soulignés d'un bref flash forward) entre les intentions affichées par le héros, les décodages qu'il effectue (avec un succès inégal) du réel capitaliste qu'il découvre (puis de l'univers globalement carcéral auquel il est renvoyé par la suite), ses sentiments et ceux des autres personnes (laissant alors régulièrement pointer une singulière forme de solipsisme chez le personnage), et l'étonnante et lancinante voix off d'un narrateur secret qui étudie son papillon et sa lumière, en l'assortissant lorsque nécessaire de commentaires rusés semblant hésiter entre le légèrement sarcastique et le pleinement poignant (« Ma dernière création est un piège à taupesMikhaïl Kalachnikov, sa vie, son oeuvre » d'Oliver Rohe n'est parfois pas si loin).

Le magnifique exergue choisi par l'auteur (la belle phrase de Chostakovitch : « La musique illumine les hommes et leur donne leur dernier espoir ; Staline lui-même, ce boucher, le savait. ») éclaire bien entendu, s'il en était besoin, la lecture effectuée ici de cette vie hors du commun au milieu de carrefours sans maîtres : comme dans le roman « Central Europe » de William T. Vollmann (où le compositeur de la « Symphonie n°7 en ut majeur » ou « Symphonie Leningrad » était un personnage à part entière) et peut-être plus encore dans l'essai « Staline oeuvre d'art totale » de Boris Groys (où les avant-gardes artistiques révélaient l'enrôlement même qui les magnifiait), la manière dont la curiosité exacerbée peut muter en une obsession spécifique de l'innovation, sous les formes bien distinctes que suscitent le totalitarisme et le capitalisme « à l'ancienne », vient s'incarner à merveille, grâce aux tours et détours réorchestrés par Emmanuel Villin, dans la vie pleinement politique, fût-ce à son corps totalement défendant, du chercheur-artiste dilettante par excellence que fut Lev Termen.

Lien : https://charybde2.wordpress...
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