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Central Europe » est une impressionnante fresque de mille trois cent pages (auxquelles il faut ajouter 300 autres de références) qui mêle avec beaucoup de virtuosité l'Art, l'Intime et l'Histoire du court vingtième siècle. le « National Book Award » – l'un des prix littéraires les plus prestigieux des Etats-Unis – a distingué ce roman en 2005.
Entreprendre cette lecture, c'est littéralement se perdre. Cette oeuvre traite de l'horreur des totalitarismes du XXème siècle, de l'hypersensibilité de l'Art, de la complexité des personnalités et des sentiments amoureux… Elle prend en charge ces différents champs, non pas de façon détachée mais en les faisant interagir continuellement, en les mêlant inextricablement. Ce roman fait naitre en effet, comme seule peut le faire la littérature, l'infinie complexité du monde. L'auteur trouve le souffle et les moyens littéraires nécessaires pour restituer cet âge des extrêmes.
Les hommes dans ce livre sont broyés par les évènements mais pas seulement. Ils suivent le plus souvent leurs dramatiques mouvements, ils s'y opposent parfois mais ils font toujours trace. C'est là leur destin commun qu'ils soient inconnus ou célèbres. Les témoins sont puissants, victimes, artistes, hommes politiques, stratèges ou anonymes. Chostakovitch est un de cela. Tel qu'il est dépeint par
William T. Vollmann, il est un grand musicien, un homme riche, complexe, souvent héroïque. Et c'est une véritable prouesse d'écriture qui enchevêtre les images innombrables, les évènements et la musique. Quel bonheur d'être avec le compositeur au travail, dans ce tourbillon de sentiments et d'évènements d'où naissent ses symphonies.
William T. Vollmann montre comment, dans ce moment dramatique de l'histoire européenne, les sentiments individuels, loin d'être insignifiants, ont au contraire une importance déterminante. Ils marquent indestructiblement leur temps et perdurent quelque soient les circonstances. Ces marques individuelles, notamment lorsqu'il s'agit d'Art, sont pour l'auteur indélébiles.
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Central Europe » est un livre impeccablement construit et écrit. Non sans rappeler quelques célèbres films où partant du simple combiné on suit le cheminement du signal électrique qui porte les voix, serpente et s'accélère dans un dédale de câbles et de connexions, l'ouvrage débute par des conversations téléphoniques. Froide, impersonnelle, technique, étendue, cette hyper communication des premières pages est la métaphore brillante du monde inhumain dans lequel l'auteur nous entraine. Ce livre est composé d'une succession d'histoires courtes (quelques pages) ou longues (plusieurs chapitres) savamment agencées : un général de l'Armée Rouge, un Waffen SS, Chostakovitch, Hitler, Vlassov, Berlin, Leningrad, Stalingrad, Roman Karmen, Elena Konstantinovskaya … C'est aussi une symphonie polyphonique : rumeurs, bruits de bottes, grincements de chenilles, explosions accompagnent les armées en train d'écraser l'Europe. Et ce sont les intériorités des personnages concordantes, divergentes, complémentaires qui dessinent si étonnamment ce chaos. L'écriture de William T.
Vollmann lyrique est absolument originale. L'auteur pour dire cette époque emprunte ainsi, dans des parallèles vertigineux, à la Kabbale, aux opéras de Wagner, au cinéma, à la peinture … Les narrateurs de ce roman sont multiples, leurs points de vue dissonants ; c'est la voix de l'agent stalinien, omniscient et niant toute intimité qui à tout moment impose son récit, dicte aux personnages sa volonté et qui tour à tour, méprise et admire ceux qu'il espionne ; mais ce sont aussi les voix libres, amoureuses, créatives des artistes.
A lire de toute urgence.