Les disparus occupent parfois plus de place que les vivants.
Je ne vois rien. La neige s'envole du sol en tourbillons et lorsque je lève les yeux vers le ciel c'est une vraie purée de pois. L'air est incolore, comme si toutes les couleurs existantes avaient disparu, comme si le monde entier s'était dilué dans un verre d'eau.
Avant les enfants, vous croyez que votre vie est pleine et palpitante, que les événements insignifiants qui la rythment suffiront à vous rendre heureux. Après, vous mesurez ce que sera le vide quand ils seront partis, quand il n'y aura plus rien qui vaille tout à fait la peine d'être vécu, rien qui vaille plus que le bonheur de les avoir vu grandir, changer de statut, d'enfants hésitants à jeunes adultes qui contestent la moindre de vos décisions. Pour moi qui suis devenu père par accident, ces notions étaient vagues.
Les bonnes femmes, c'est que des ennuis. Elles sont jamais contentes. À croire que le bon Dieu les a créés imparfaites pour nous faire tourner en bourrique. Maintenant, en plus elles veulent tout comme les hommes, le travail, les salaires, les mêmes droits, comme si elles voyaient pas la différence. Pourtant, ça saute aux yeux qu'elles sont pas faites comme nous. Elles sont faibles et geignardes, elles savent pas ce que c'est que la vraie camaraderie des hommes entre eux.
Quand ils m'ont vu, ils m'ont souri, comme à quelqu'un qui ferait partie de leur vie, partie de leur famille, de ces familles de bric et de broc dont rien ne laisse présager qu'elles pourraient se former dans le chaos.
Par moments, au milieu de la neige, j'ai l'impression de voir des formes qui bougent, mais elles s'estompent aussi vite qu'elles sont apparues. Cette maudite neige qui ne peut pas tomber tout droit, comme une bonne pluie bien drue.
La guerre nous avait pris notre fils et elle ne nous avait restitué que le négatif de la photo, juste une ombre blanche sur un fond désespérément sombre.
Je sais bien qu'ils pensent que je n'ai pas toute ma tête, même Benedict. Parfois, je les entends rire quand je sors d'une pièce ou lorsque je monte me coucher. J'entends ce que Cole dit de moi, le silence de Benedict, et je me tiens à la rampe de l'escalier du plus fort que je peux, pour ne pas tomber, je la serre jusqu'à blanchir les jointures de mes mains. Je sais que j'ai l'air folle, mais je n'ai pas toujours été comme ça. Quand j'étais petite, j'avais juste un grain, c'est ce qui me rendait différente, d'après papa. Il disait que c'était un atout dans la vie et qu'on se souviendrait toujours de moi grâce à ça. Mais après la disparition de Cassandra, je n'ai pas réagi comme il fallait. Je ne savais pas ce qu'on était censé faire dans ces moments-là. Je suppose que personne ne sait comment se comporter. Il n'y a pas de manuel pour vous apprendre ce qu'il faut dire, quel visage présenter, ce qu'on attend de vous.
Ma vie a vraiment changé quand j’ai été appelé pour combattre au Vietnam. J’avais le profil pour y être envoyé, disaient mes sœurs, trop pauvre pour pouvoir refuser, trop stupide pour me rebeller.
Mais il y a des choses qui ne durent pas et le moins que l'on puisse dire, c'est que le bonheur occupe toujours la première place du classement.