Elle commence dès l’enfance, dans les jeux et dans la même complicité pour les choses de l’art, dans les appels d’autres mondes et d’autres ciels, sur des registres qui les rendent très tôt étrangers aux autres, à leur milieu, à leur mère surtout. Car, des deux parents, c’est l’image du père qui domine, c’est elle l’image aimée, respectée, protectrice. La mère est peu encline à la compassion et à la bienveillance, aucune indulgence pour ceux qui l’entourent, pas davantage pour les siens.
Ma conscience crie plus fort que ma chair.
Aloïse Corbaz
L’affaire est donc entendue : le style du rapport, à la fois fiable et subjectif, laisse entendre que Séraphine est « repérée » depuis des années déjà par la police à la suite des nombreux scandales qu’elle a elle-même provoqués. Le ton est goguenard souvent et peu charitable. Le gendarme s’autorise des conclusions et des jugements qui sortent de son rôle : tout se passe comme si la folie et ceux qui en sont atteints, ne disposant plus de leur propre entendement, devenaient aussitôt la cible et la proie de toutes les critiques et de toutes les injures. Séraphine est ainsi classée (sans suite) par le policier comme une mystique, une illuminée, une persécutée, étant entendu que ces trois termes la confinent dans le rayon des exclus et à ce titre remis par l’ordre public à un asile qui se chargera de la garder. Le peu de considération du rapport laisse imaginer des traitements dont les malades, dans les asiles, sont l’objet à cette époque.
Quelles significations donner à ces arbres de vie, à ces bouquets constamment imaginés, répétés, à ces feuilles, à ces fleurs inspirées ? À quelle injonction divine se soumet cette flore baroque et inconnue ? D’où Séraphine tire-t-elle son inspiration ? De quelle religion ou de quels mondes ramène-t-elle ses peintures ?
Renversant la situation, elle renvoie le maître à ses propres influences, et n’hésite pas à affirmer que son Génie de la guerre est repris de l’Arc de Triomphe de Rude. L’accusation est grave, puisqu’elle déclare tout à trac que Rodin est un vulgaire plagiaire. Ce sera là la première saillie d’une série d’injures et de diffamations dont elle va accabler Rodin. Celles-ci seront pour la plupart injustes, mais révèlent quand même quelques vérités profondes. L’art de Rodin n’est pas né de rien, mais s’en défend-il lui-même ? L’art de la statuaire connut dans son histoire de tels chefs-d’œuvre qu’il est difficile à un artiste de pouvoir les ignorer totalement. Toutefois, Rodin n’hésite pas à emprunter ici ou là des formes déjà connues chez de grands maîtres auxquelles il donne sa patte.
Dans ces premières années de leur rencontre, Rodin inaugure une autre manière de sculpter. Il a conscience, peut-être sous l’influence discrète de Camille, que son art est trop massif et spectaculaire, et qu’au gigantisme qui est sa marque, il faudrait encore plus de frémissement pour qu’enfin la vérité de la vie accède à fleur de marbre.
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Il comprend très vite que Camille est plus qu’un bon sculpteur, mais un génie qui pourrait le défier sur ses propres terres. Il aime cette confrontation et en même temps la redoute. Il la provoque cependant.
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C’est une histoire de gémellité, une troublante coïncidence dont il ne sait pour l’heure que penser.