Tribulations de krill en rupture de ban

Avec le même extrémisme qu’elle avait mis à rêver sa vie, elle la dérêve à présent. Résolue à flinguer avec la même hargne tout ce que son cerveau peut avoir de non conforme aux exigences de l’APEC, et tout ce après quoi son corps soupire : désir, beauté, volupté.

Le désenchantement est rapide autant que brutal.
Une seule explication possible à cette bérézina : ses poches, dans lesquelles traînait encore un peu de son rêve, devaient être trouées. Tout est allé très vite. Il a suffi de quelques semaines pour qu’elle se vide entièrement de sa substance rêveuse sur les trottoirs de la ville, dans les salles de cinéma, les halls d’attente, devant les vitrines d’agence d’intérim ;
dans une chambre de bonne tout en long et tout en eau quand il pleut.

Si elle veut être prête, elle doit se presser. Vite, vite ! Mais, hélas, l’inspiration la fuit. Son imaginaire est stérile, sec, vide. Du fabuleux roman qu’elle pensait écrire, il n’existe presque rien, quelques pages griffonnées dans un cahier d’écolier, "une ébauche laborieuse" aux dires de son unique lecteur et critique. Moby Dick, Au cœur des ténèbres, Courte lettre pour un long adieu. Comment ont-ils fait ? Comment font-ils, les magiciens ? Un livre, ce livre dans lequel elle vomirait le monde dans un renvoi sublime. Il n’aura existé que sous la forme de quelques pages laborieuses. Ô, amertume.

Les loups changent de peau avec le temps. Ceux-ci étaient fascinants, lumineux et beaux, charismatiques. Ils ne se s’incarnaient pas dans la guerre, ni la famine, ni la persécution, ni les camps, la peur, la lutte, le travail et l’horreur, mais au contraire à travers une impression de toute-puissance libératrice. Les loups étaient papes et empereurs du non-ordinaire, du décalé, du psychédélique, des états modifiés de conscience, du grand shoot. I’m not like every body else ! chantaient-ils.

La tolérance à la frustration n’est plus de mise dans notre société. À la patience, on a substitué l’exaspération. Il suffit de sonder ceux de ton âge — de l’âge que tu aurais— pour s’en convaincre : tu n’avais aucune chance de tenir le coup trente ans.

Imagine que près de cinquante ans lui ont été nécessaires pour forger sa propre clé, et, en fin de compte, non pas une clé qui permet d’entrer dans le monde, mais au contraire d’en sortir. Cinquante ans d’essais, erreurs, échecs, ruptures et décrochages, dont trente qu’elle aurait passé avec toi sur les bras.
Tu imagines le tableau ?

Pas un seul jour de sa vie, jusque-là, elle n’avait été prise du désir d’enfant, et ce jour ne se présentera jamais. amour, instinct maternel, procréation…
de toutes ces chaînes mentales, elle s'est libérée.

Sauter dans le vide réclame une immense détermination ou la totale abolition de l’espérance. Et, au fond, elle est plutôt lâche et pervertie par une certaine foi. Elle rêve au sommeil profond que procurerait une substance toxique. Mais encore faudrait-il qu’elle en possède. Elle ferme les yeux, cherchant ainsi à mourir un peu, mais l’image persiste, grésille. Elle ne peut pourtant pas se résoudre à retourner chez eux, leur avouer sa faute, affronter le mépris de sa mère et l’hostilité de son père et se mettre à leur merci : seule alternative qui traverse son esprit. La dalle de béton lointaine et floue revient et s’impose.
Elle est à présent éclaboussée d’un soleil d’hiver qui traverse le bleu intense du ciel comme un coup de poignard.

LE PREMIER DÉFI QUE DOIT RELEVER TOUTE FEMME EST CHOISIR ENTRE PERPÉTUER LA CHAÎNE DE CHAIR OU SE DRESSER À CONTRE-COURANT.

Ce qu’elle veut, elle le réalise à cet instant plus que jamais : c’est chevaucher la vie à cru, s’émerveiller, se jeter dans les bras de l’existence, se déployer, effacer une enfance grise, pulvériser une adolescence opprimée, ouvrir largement les portes des possibles.