Citations sur Donbass (91)
Ces vieilles femmes...peu leur importait de vivre en Union Soviétique, en Russie, en Ukraine, elles avaient tout connu et tout était égal. Seul importait que leurs petits-enfants ne voient pas les horreurs qu'elles avaient vues. La Guerre, la vraie. Les purges de Staline. Elles se plaignaient pour la forme, mais elles savaient qu'elles n'avaient rien le droit de réclamer. Rien de plus qu'une part de bonne tarte et, pour les plus chanceuses, le baiser d'un petit fils sur leurs joues duveteuses. Ou à défaut un petit verre de sherry...Le Donbass était rempli de ces veuves. Le pays entier. Et pareil dans la Russie voisine. Là aussi on pouvait conduire des heures et ne croiser que des villages peuplés uniquement de vieilles femmes besogneuses. Un empilement de veuves! Des strates de veuves abandonnées par le temps. Veuves de soldats. Veuves d'ouvriers. Veuves d'alcooliques.
Voilà pourquoi la vieille souris était sortie de chez elle : pour vérifier que les choses étaient toujours à leur place, qu'une mère qui perd son fils restait une mère qui perd son fils. Que les cimetières, qu'ils soient soviétiques ou ukrainiens, étaient toujours le pire lieu du monde pour les mères.
Comme Henrik la comprenait, cette colère sourde du Donbass ! Même lui qui n'avait jamais eu besoin de s'inventer des héros. Même lui qui avait depuis longtemps renoncé à contempler son propre passé avec la moindre complaisance.
Kiev s'était lourdement trompée sur le compte du Donbass. Elle avait fait sa révolution et cru que ceux de l'Est, les gueux, suivraient ou se tairaient, comme ils l'avaient toujours fait. Le Maïdan avait été un cri de colère contre la corruption, l'injustice... Les habitants du Donbass partageaient ce cri, mais ils n'avaient que faire du discours nationaliste et chauvin qui l'accompagnait. La menace d'enlever au russe son statut de langue officielle n'avait fait qu'accroître cette crispation. Seulement, personne n'était prêt à écouter.
Alors ceux de l'Est s'étaient tournés vers ce qu'ils connaissaient : pendant que Kiev choisissait l'Europe et s'illusionnait en songeant à un futur meilleur, le Donbass avait regardé vers Moscou et cherché refuge dans le passé. L'ancienne mère patrie n'attendait que cela. Ce que les gens du Donbass ignoraient, en revanche, c'est qu'entre-temps elle était devenue une marâtre acariâtre et cynique.
Le cœur d'Henrik se réchauffait peu à peu, le policier se sentait ragaillardi par la présence des siens. Avdiïvka faisait corps. Ses habitants étaient prêts à encaisser beaucoup : la guerre n'était qu'une catastrophe supplémentaire dans la litanie des épreuves qui avait balayé les steppes du Donbass. Les coups de grisou, la disparition d'un pays tout entier, la fermeture des mines, et même la misère sauvage des années quatre-vingt-dix, quand on se faisait assassiner en sortant sa poubelle, tout cela était injuste, incompréhensible, mais chacun y distinguait un ordre des choses. Certes mystérieux, mais où devait bien se cacher une logique supérieure. Le meurtre d'un enfant était différent. On touchait là au sacré, à l'interdit suprême. Les habitants du Donbass y voyaient une négation de ce à quoi leur vie se raccrochait envers et contre tout depuis vingt ans.
Le petit cercueil arrivait en bas des marches. La foule fut saisie d'un frémissement étouffé. Henrik vit la nuque de loulia disparaître lentement. La jeune fille s'agenouilla, tête baissée. Aussitôt, ses voisins l'imitèrent, puis des dizaines d'autres. Tout autour d'Henrik, la foule suivait. Les hommes en costume, les soldats en uniforme, les femmes en belle robe plantaient leur genou dans la boue froide, baissant la tête au passage du cercueil. Même les vieilles inclinaient maladroitement leur vieux corps. Seuls restaient debout quelques invalides. Henrik n'avait jamais vu une telle scène.
Aucune coutume de la sorte n'existait dans le Donbass. On avait commencé à mettre genou à terre dans l'ouest du pays, dans les Carpates et la Galicie, au passage des convois funéraires ramenant dans leur village les soldats tombés au front. Les corbillards, simples Lada aménagées, parcouraient des kilomètres et des kilomètres sur des routes aussi défoncées que celles du Donbass, accompagnés par les prières silencieuses de centaines de villageois agenouillés. Elle existait donc, se dit le policier, cette unité qui faisait défaut à l'Ukraine, cette identité introuvable. Dans la mort.
Elle semblait tout ignorer du drame qui avait frappé Avdiïvka et avait interrogé Antonina avec voracité sur les rumeurs habituelles, les on-dit qui faisaient le quotidien de la guerre: «Antonina Vladimirovna, c'est vrai que les nôtres préparent une grande offensive pour libérer la région ? »
Antonina n'avait aucune idée de qui, dans l'esprit de sa voisine, pouvait bien être «les nôtres», et elle jugeait préférable de ne pas le demander.
Mais ta femme, Hendrik ? Depuis combien de temps as-tu décidé que ta femme pourrait s’en sortir seule quand un obus tombera sur la cuisine ? En réalité, un obus, ça va. On s’habitue à tout. On sursaute et ça passe. Tu sais ce qui me rend folle quand j’entends une explosion ? La certitude de savoir qu’il y en aura une autre, puis une autre. Ce n’est pas l’obus qu’on entend tomber qui nous tue. C’est celui d’après, celui qui va arriver ensuite…
Ce que les chefs ont en commun, c'est qu'ils peuvent mettre en avant leur version de l'histoire, se donner le beau rôle. Napoléon l'a fait, Tamerlan ne l'a pas fait.
Lui, ce qui l'intéressait, c'était la terreur. Sur son tombeau, il n'a pas fait inscrire qu'il était un bâtisseur d'empire, il a écrit: «Lorsque je reverrai la lumière du jour, le monde tremblera.» Et ça n'a pas manqué...
Tu sais quand est-ce qu'un con de Russe a ouvert sa tombe ? Le 22 juin 1941, le jour où Hitler a attaqué l'Union soviétique !
Poutine, c'est un expert pour manier les deux : la propagande et la terreur ...
Henrik eut soudain, comme jamais auparavant,la certitude que la guerre allait durer encore longtemps
S'installer comme un molosse dans la niche d'un caniche et ne plus jamais en bouger. Henrik ne pourrait pas éternellement la tenir à distance.Il avait cru pouvoir rester dans sa tour,inatteignable un simple témoin de l'histoire et de la folie des hommes
Il s'était leurré. Non seulement la guerre s'était infiltré en lui depuis. Longtemps, mais à présent elle exigeait qu'il s'engage,qu'il avance ses pions sur le grand échiquier sanglant. Petia Vassiliev n'était pas là pour le protéger .Il n'y avait pas d'anges gardiens dans le Donbass.Ou bien leurs ailes étaient chargées d'anthracite.(p.176)
Nous, nous avons au moins grandi en croyant à quelque chose. On nous a bernés, mais on nous a expliqué pendant toute notre enfance que nous appartenions au pays de la justice. Nos rêves se sont brisés sur ces mensonges, mais nous avons cru en quelque chose.