Il était neuf heures cinquante-cinq, et moi, Lilly Engalhart, j’avais tout simplement cessé d’exister. (p. 29)
"Il me semble que ma mère me manquera jusqu'à la fin de mes jours, même si la blessure, bien sûr, a cicatrisé depuis. Mais autant, on peut faire son deuil d'une personne défunte, autant on ne se remet pas de la perte d'un être encore en vie. On cherche éternellement à le revoir."
- Tu sais, Lilly, au fond, tout le monde désire la même chose, à savoir la paix et un niveau de vie convenable. Malheureusement, tant qu'on n'en est pas là, les hommes ne seront jamais d'accord sur les moyens d'y parvenir.
Maman, elle, n'avait plus de rêves depuis longtemps, mais je n'en avais pas encore pris conscience. Je ne l'ai compris que ce soir-là.
J'aurais donné cher pour pouvoir en parler avec elle.
Je sentais confusément qu'elle aurait aimé avoir quelqu'un à qui se confier, avec qui évoquer sa peur de mourir, son angoisse de me laisser seule et ces autres sujets que je ne soupçonnais pas à l'époque.
Or, la seule personne qui aurait pu l'aider [sa sœur Lena, en RDA] était aussi loin de chez nous qu'il était possible de l'être.
Entre elle et Maman, il y avait un mur, des miradors et des barbelés.
Il y avait des dispositifs de tir automatique le long d'une zone balayée par des projecteurs, dite "bande de la mort", où patrouillaient des soldats et leurs chiens qui traquaient d'éventuels transfuges. Cette clôture défendait un petit pays furieusement replié dans ses retranchements qui, sous prétexte de protéger ses ressortissants contre les agressions du monde extérieur, les maintenait prisonniers.
Dix minutes plus tard, elle mit son torchon à sécher, passa son manteau et sortit. La pluie tambourinait contre la fenêtre. Rita colla son nez à la vitre et vit sa sœur traverser la rue en courant. De derrière un arbre surgit une silhouette qui s'arrêta devant Lena, et ce qui devait être dit le fut en peu de mots, car les deux ombres se fondirent en une seule.