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Critique de Erik35


RAGNAROK À HAWAII

Soyons parfaitement honnêtes : que savons-nous réellement d'Hawaii, de sa culture millénaire, de son panthéon, de ses autochtones passés et présents quand bien même nous aurions un vague idée de la vivacité de sa vie tectonique et de ses volcans, de ses paysages à couper le souffle, de ses plages idylliques, de ses "spots" inimitables pour surfer ultra-chevronnés - souvenons-nous même que le Surf, ancien sport des Dieux et des Rois, doit une large part de sa reconnaissance mondiale à sa survie à Hawaii - ; que c'est le cinquantième État américain (le dernier dans l'ordre d'adhésion à l'Union, le seul hors Amérique du nord, l'un de deux seuls non contigu aux autres avec l'Alaska) ; que sa capitale est Honolulu, dont la simple évocation est une invitation à l'exotisme et au voyage ; que le bombardement japonais massif de la flotte U.S. à Pearl Harbour, en 1941, fut la goutte de feu qui fit déborder le vase interventionniste américain ; que Bruno Mars en est originaire, que Barack Obama y naquit ; que le ukulélé en est l'instrument iconique par excellence ; que la série "Magnum", avec Tom Selleck dans le rôle-titre, participa à populariser les "charmes" naturels de ce chapelet d'îles incroyables, ou encore celle, de deux décennies antérieure, intitulée Hawaii Police d'État...

Clichés ! Clichés ! Clichés encore ! Car, au fond, en dehors de la jolie carte postale, reconnaissons que nous ne savons pas grand'chose de ces îles terriblement lointaines. Moins encore de ses premiers habitants, polynésiens probablement arrivés des Îles Marquises, de Tahiti un peu, 1500 ans auparavant, qui allaient voir leur existence bouleversée par l'arrivée de James Cook en 1778 (même si des contacts antérieurs avec des européens sont attestés) qui rebaptisera ces confettis de l'immensité pacifique "îles Sandwich" - Cook y perdra d'ailleurs la vie - en hommage à un aristocrate britannique du même nom, que les américains, russes, britanniques et français allaient essayer de se partager au fil du XIXème siècle, entre intérêt stratégique, économiques (comme lieu de ravitaillement et de vente, souvent d'alcool, pour les navires baleiniers ou de commerce) et politique. Mais à la fin, ce sont les USA qui gagnent, pour paraphraser l'antienne, tandis que la population autochtone aura vu sa population amputée de 80 à 90% de ses membres (essentiellement de maladies "importées" par les colons blancs Coqueluche, rougeole, dysenterie, syphilis et même lèpre) en moins d'un siècle, imposant aux Tycoons de l'époque l'introduction d'une main d'oeuvre (très) bon marché originaire de Chine, des Philippines et du Japon : le "socle" ethnologique du Hawaii moderne était créé. Et c'est ainsi que la population indigènes de l'archipel ne serait plus (tout dépend, par ailleurs, du mode de comptage) que la troisième, voire quatrième en importance, loin derrière les "haoles" (les blancs) puis les descendants des immigrés japonais et, selon les critères, philippins. Un peuple tout à la fois chassé de son trône et minoritaire chez lui... La "conquête de l'ouest" sur les îles. 

Ce ne sont que quelques éléments, très fugaces, et bien incomplets, de ce qu'est le cadre du premier roman de Kawai Strong Washburn, et c'est fort loin de tout expliquer, mais c'est tout de même indispensable pour mieux en comprendre l'atmosphère ainsi que certains enjeux de cet ouvrage. 

Ainsi, Au temps des requins et des sauveurs détaille-t-il l'histoire d'une famille originaire de l'île d'Hawaii - Grande Île, pour la distinguer de l'archipel tout entier -, celle où fut tué James Cook, celle où naquit Kamehameha Ier, le premier roi unificateur en 1810, celle qui connut les fastes puis le déclin fatal de la production de la canne sucrière - celle-là même où travailla Augie, jusqu'à la fermeture de la dernière plantation en 1996, le père de Nainoa, son second fils et personnage central mais pas unique de ce roman choral. le lecteur va ainsi suivre, à la manière d'une succession de monologues intérieurs aux styles aussi différents que possibles les uns des autres, les destinées de la mère, Malia, du premier puis du second fils, Dean et Nainoa ainsi que de la puînée, Kaui. À noter qu'Augie, le père, ne "participe" à cette saga familiale qu'assez indirectement, et c'est une unique, mais essentielle fois, qu'on le "voit" participer directement à la narration de cette étonnante chronique. de la conception - quasi mythologique et téléologique - de Nainoa jusqu'à son sauvetage miraculeux, digne d'une parabole christique, par un cercle de requin et sous les yeux de ses proches et de marins ébahis tandis qu'il était destiné à une noyade certaine, jusqu'à son assomption puis à sa quasi déification, Kawai Strong Washburn conte par le menu la vie de cette famille sans cesse assiégée par la pauvreté, contrainte à la migration intérieure vers l'île populeuse d'Oahu - sorte de mythe intérieur et moderne de l'argent et de l'ascension sociale facile, selon l'origine -, déracinée donc au sein même de ses propres totems et territoires. On regarde ces trois enfants grandir de manière bien différentes, pour ne pas écrire parfaitement différenciée - il est évident que l'éducation et la prise en charge familiale des deux garçons ne sont décidément pas les mêmes que celles de la cadette, dont on n'attend rien d'autre que de soutenir et d'admirer ses deux aînés - au fil de leurs années d'enfance jusqu'aux débuts de leur âge adulte.

Que dire de ce roman qui n'ait déjà été exprimé par d'autres, non sans talent, sur ces pages babeliennes ? Qu'il résiste, pour une large part, à mon analyse et à mon appréciation, m'ayant laissé parfois au bord, et pas seulement parce qu'il parle d'un monde que je ne connais que trop mal (toute proportion gardée, je me suis remémoré mes premiers pas dans la littérature japonaise, fait tout autant d'envies que d'une certaine forme d'incompréhension), tandis qu'à d'autres moments, très forts, il a pu emporter mon enthousiasme.
On perçoit bien toute la force symbolique émanant autant du rapport à la culture des grands anciens, à leurs divinités presque totalement abolie - malgré leur survie dans l'imaginaire hawaiien, dans les contes, la musique, omniprésente et symbolisée à elle seule par un instrument caractéristique : le ukulélé ; par la danse des femmes aussi, le fameux hula - et la critique drastique du monde nouveau fait d'argent roi, d'immeubles de plusieurs étages, de "resorts" et de tourisme effréné, de petits boulots de misère pour les uns (d'avant) ou de richesse à portée de main (d'ailleurs). Cet affrontement qui vient, celui des Dieux anciens et favorables à leur terre immémoriale contre l'émergence des Géants modernes et destructeurs de mondes, il intervient dès les premières lignes de l'ouvrage, en la personne de Malia, la mère/alma mater, tandis qu'elle et son jeune époux viennent à peine de concevoir quelque part dans la montagne à l'arrière d'un pick-up défoncé - on n'est pas sérieux quand on a vingt ans - leur jeune idole, ce second fils bientôt thaumaturge, deux décennies avant qu'il entre en son crépuscule - Ragnarok vous dis-je !-. Cette ligne de faille se retrouvera au sein même de cette famille qui n'en finira pas de se séparer (une fois les enfants, devenus majeurs mais pas vaccinés, disséminés aux vents mauvais de la côte Pacifique des USA), l'aîné ayant un prénom appartenant à la langue de l'envahisseur - Dean -, pratiquant, avec grand talent d'ailleurs, l'un des sports le plus emblématique de l'Amérique triomphante (le basket-ball) plutôt que le surf, américanisé d'ailleurs jusqu'au mode d'expression, de vie et aux pratiques alimentaires les plus néfastes, tandis que le second ainsi que la cadette ont chacun des prénoms "locaux", pratiquent, avec art et presque par prédestination, qui le ukulélé, qui le hula, ce qui ne les empêchera pas, l'une comme l'autre, de s'égarer à leur tour dans le dédale des grandes villes américaines, tandis que l'aîné ira littéralement tout y perdre avant la rédemption, en un véritable retour de l'enfant prodigue ! 

Il est dense, ce roman, très dense. Au point qu'on finit par se demander si son auteur n'a pas voulu trop en mettre, trop en dire. Au risque de mal fixer ses personnages, d'en faire des clichés plutôt que des symboles, de chercher à être moderne et classique à la fois, d'être sur le front de la critique sociale et - pour être en vogue - sociétale, tout autant que dans le roman psychologique ou dans le huis-clos familial. Sans doute est-ce là l'écueil majeur de ce premier texte, grand par certains aspects, pénible et décevant par d'autres : qu'il est la gangue de laquelle cinq, dix autres romans, majeurs cette fois, pourront éclore et s'épanouir, si le génie surpasse le seul talent. Qu'il faudra aussi, pour y parvenir, échapper aux modes, aux tics du temps (cette manière un peu forcée de vouloir à tout prix donner la parole, chacun leur tour et en respectant un certain équilibre, aux principaux personnages de papier ; vouloir faire contemporain en adoptant une langue supposément vulgaire qui ne peut pour autant être qu'une pure construction littéraire - on ne fait pas du J.D. Salinger à tous coups -, etc), trouver une harmonie un peu moins hachée (les pages sans grand rythme véritable succèdent à de réels moments de grâce, un peu trop fréquemment pour ne pas finir par user le lecteur), en bref, trouver sa voix/voie propre, ce dont il nous faut admettre que l'auteur à toutes les armes pour ! Un roman en demi-teinte, au final, mais qui nous aura aussi permis de ne pas rester campé sur nos trop rares connaissances littéraires relatives à cet archipel, paraît-il de toute beauté. Et même si Samuel Langhorne Clemens, jeune journaliste qui se fera bientôt connaître du monde entier sous son nom de plume - Mark Twain - ainsi que, quelques décennies plus tard, un certain Jack London (ses Histoires des îles sont de véritables pépites tandis qu'elles n'hésitent pas à franchir la face sombre du miroir hawaiien d'alors, prémices de celui d'aujourd'hui) ont pu nous donner quelques idées de ce qu'étaient jadis ces confettis pacifiques, tant de temps à passé qu'il était juste d'aller y revoir de plus près (d'autant qu'après recherche, aucun autre auteur ni poète indigène n'est traduit dans notre langue). Ceci est corrigé - pour un peu - grâce à la très belle traduction de ce texte indubitablement fort (et éprouvant) à propos duquel il me faut, enfin, remercier les Éditions Gallimard, qu'on ne présente plus, à travers leur très belle collection «Du monde entier», ainsi que notre irremplaçable site de lecture en ligne préféré, Babelio, sans lesquels nous n'aurions sans doute jamais croisé la piste de ces dieux pas encore totalement disparus !

PS : Malgré quelques préventions, déceptions diverses et mises en garde éparses accompagnées d'une notation mitigée - qui vaut ce qu'elle vaut -, j'aurais malgré tout tendance à conseiller ce roman aux lectrices et lecteurs avides de vraie découverte d'un monde exotique (au sens plein), d'un peuple qui lutte ces dernières décennies pour retrouver une part de reconnaissance culturelle et politique (dans la mouvance des populations amérindiennes dont les populations d'Hawaii ont été jusque-là parfaitement écartées pour de sombres motifs juridiques et de date d'annexion de l'archipel à la fin du XIXè !). Quant aux avis d'une présentatrice TV ou d'un ancien président américains mis en avant par l'éditeur, le crédit que je leur porte est proche de néant, mais si ça peut faire plaisir à d'aucuns...
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