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Critique de Charybde2


Deuxième voyage en compagnie de Frank Payne : des années 80 entre Chicago et l'Inde, en guise de liquide révélateur, pour une décennie qui broie des rêves déjà malmenés et impose sa lecture à sens unique d'une histoire intime du capitalisme tardif. Avec une écriture encore plus éblouissante que précédemment, peut-être.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2023/05/21/note-de-lecture-les-idylles-de-la-complicite-carl-watson/

Il y a quelque chose du grand prestidigitateur chez Carl Watson : celui qui vous montre d'abord soigneusement qu'il n'a rien dans les mains ni dans les poches, qui vous montre ses poignets sans abris cachés, et qui réalise pourtant devant vous, quelques minutes plus tard, le tour impossible auquel vous n'osiez pas croire. « Les idylles de la complicité », publié en 2016 et traduit en 2023 par Brice Matthieussent toujours chez Vagabonde, deuxième volume de sa souple trilogie amorcée avec le magnifique « À contre-courant rêvent les noyés » en 2012, où l'on retrouve Frank Payne (même s'il ne se dévoilera – et ce sera j'espère le seul spoiler que je vous infligerai – qu'à la page 45) en narrateur et conducteur, relève de cette magie-là : même après plusieurs exposés aussi programmatiques que sarcastiques soigneusement intégrés, sans traces de coutures résiduelles, aux premières pages du roman, le déroulé implacable de la narration, quittant les années 70 où la figure tutélaire était celle de Janis Joplin pour les années 80 où elle se détriple en Kali, Vierge Marie et Maria Callas, saura nous surprendre jusqu'au bout (avec toujours ce redoutable maniement d'ellipses temporelles lorsque nécessaire : celle de la page 214, notamment, est particulièrement somptueuse) tout en exécutant pourtant fidèlement le programme.

Si la folie à deux qui caractérisait « Une vie pyschosomatique » (2008) voit ici son identité profondément renouvelée, c'est bien sous ses auspices que démarrent « Les idylles de la complicité ». Lorsque le voyage en Inde (opérant à mi-chemin entre une nouvelle déconstruction du mythe routard, une rusée satire de la figure de l'écrivain-voyageur – Carl Watson lui-même a séjourné deux fois trois mois dans le pays, dans les années 70 puis dans les années 80 – et un musardage à la Fabcaro du « Carnet du Pérou » autour du cliché touristique et de l'imposture qui peut si aisément l'accompagner) du couple formé par Frank et Sophie, qui y cherche – peut-être sans réelles illusions – son salut, prend son essor, c'est en réalité, dans ce sillage, toute la véritable folie de la décennie néo-libérale broyeuse qui s'abat sur les protagonistes, et, bien au-delà, sur une certaine vie interstitielle qui avait pu exister jusque là. Et dans les réflexions de Frank, servies à nouveau par une langue incroyablement habile, c'est toute la capacité prouvée du capitalisme à absorber, retourner et annihiler ses critiques (on songera certainement à l'ouvrage essentiel de Luc Boltanski et Eve Chiapello, leur « Nouvel esprit du capitalisme » de 1999) qui se déploie sans pitié sur les rêveries et les songes, qu'ils soient pleins ou creux.

En mobilisant diverses forêts de symboles (en toute conscience baudelairienne avouée à plusieurs reprises), parmi lesquels on trouvera aussi bien le jeu vidéo « Déjà vu » et James Ensor que Joseph Conrad et Francis Ford Coppola (« Nous recherchions volontiers le coeur sombre des lieux, leur Kurtz métaphorique dans la jungle de l'émotion »), « Pinball Wizard » que Paul Bowles (l'ensemble du roman pourrait se lire, sous une certaine lumière, comme un formidable palimpseste de « Un thé au Sahara »), Carl Watson nous offre une exceptionnelle mise en abîme (en toute lucidité permanente : « Je commençais néanmoins à m'inquiéter : trop de chansons pop affluaient aux moments cruciaux de mon récit ») de cet écrasement de l'individu par les icônes (et les modes de vie et de pensée qu'elles supposent) et de la complicité intime, de facto, des protagonistes avec ce qui les mine. En construisant ainsi, avec un machiavélisme peut-être encore plus affirmé (même si l'écriture se fait ici moins directement expérimentale) que dans « Hôtel des actes irrévocables » (1997) ou « Hank Stone et le coeur de craie » (2011), une double résonance sublime avec le travail d'un Hartmut Rosa autour de la vitesse, de l'accélération et de la disponibilité, ou d'un Jeremy Rifkin autour du capitalisme de l'accès, d'une part, et avec la vie conçue comme une pure narration, hommage au récit et aux récits, où l'on trouverait, au fond de la classe et du paradoxe, le sourire énigmatique d'un Milan Kundera, d'autre part, Carl Watson continue pour nous ses éblouissantes métamorphoses – en attendant le troisième volet à venir de cette trilogie, dont il se dit que la figure musicale principale serait cette fois Billie Holliday.
Lien : https://charybde2.wordpress...
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