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Critique de Charybde2


Passer le récit mythique et psychologique du couple contemporain au tamis de la vie matérielle et au crible du délire à deux : le scalpel langagier de Carl Watson se déchaîne et nous enchante.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/07/14/note-de-lecture-une-vie-psychosomatique-carl-watson/

Dans son « Hôtel des actes irrévocables » de 1997, Carl Watson nous avait proposé une extraordinaire inversion du rapport du récit à la société, en utilisant un matériau profondément psychopathe qui ne pouvait que conduire à révoquer profondément en doute les tenants et aboutissants de notre confiance habituelle dans les narrations. Avec « Une vie psychosomatique », roman nettement plus court, publié en 2008 et traduit en français en 2010 par Thierry Marignac pour les éditions Vagabonde, il s'attaque par plusieurs faces à la fois à ce roc mythique de nos sociétés qu'est le couple amoureux – ou bien peut-être bien à la psychopathologie de la folie à deux, comme « épisode délirant expérimental » (pour reprendre la superbe expression du psychiatre Nicolas Dissez).

Son redoutable traducteur français, Thierry Marignac, pouvait déclarer à très juste titre sur son blog Antifixion en 2010 : « L'enquête qui court sur toute la durée de Une vie psychosomatique dissèque nos tréfonds, comme toujours chez Watson ». Comme dans son roman précédent, il s'agit bien en effet de traquer dans le discours formidablement construit (et rythmé implacablement par des intermèdes sentencieux et fumigènes) d'un narrateur faussement vagabond les points aveugles et les tours de passe-passe, les fausses confidences et les aveux orientés, les constats piégés et les récits à double fond. Carl Watson, grâce à sa langue à tiroirs enchâssés, peut nous emmener où nul ne va, dans les limbes où le réel le plus matériel se heurte à la vie psychique déchaînée, là où vit la littérature, justement.

Dans cette « Vie psychosomatique », il faut bien entendu accepter sans regret de trébucher et de vaciller à chaque coin de rue imaginaire sur un parpaing sournois : pas davantage que dans « Hôtel des actes irrévocables » on ne pourra ici être certain de la fiabilité, même relative, de celui qui assume le rôle de narrateur, ni de sa maîtrise de la frontière entre réalité, fantasme et fiction – ni, bien sûr de son volontariste machiavélisme éventuel, surtout lorsqu'il sera question de rendre compte d'une dérive relationnelle.

Ces 120 pages à l'écriture si dense (le miracle des nouvelles de « Sous l'empire des oiseaux » est comme renouvelé en permanence) abondent en échos et en correspondances, qui résonnent dans le matériau onirique et politique que dégage peu à peu le récit – ou ce qui nous est présenté comme tel, insidieusement. Comment ne pas songer au Mircea Cǎrtǎrescu de « Solénoïde » en lisant tout à coup « Ils pensent que je suis fou quand je dis que je vois des anges dans des grains de poussière ou des stars de l'opéra dans de fabuleux insectes » immédiatement suivi d'un « Ils disent que je suis fou de célébrer ce qui me dévore » où cette fois on entrevoit les lacis rusés du « Premier souper » d'Alexander Dickow ? Comment ne pas sentir la trace risquée d'un Jason Hrivnak (particulièrement celui du « Chant de la mutilation ») lorsqu'apparaissent certains rituels conjuratoires exacerbés (mais « conjuratoires de quoi exactement ? » restera une question en suspens, naturellement) ? Comment échapper aux appels oniriques, récitatifs ou interprétatifs lorsque « Chacun doit être inoculé, et nourri suivant la règle de responsabilité des rêves », appels dans lesquels s'engouffreraient sans forcer l'Antoine Brea de « Roman dormant », le Milorad Pavić d'« Exemplaire unique » et l'Ariane Jousse de « La fabrique du rouge », par exemple. La langue même de Carl Watson est celle d'un grand appel.

C'est bien cette langue même, si spécifique, qui permet à Carl Watson d'orchestrer en aussi peu de temps (de lecture) une telle migration des symboles, un tel échange entropique de signes cliniques et de signes mystiques, un tel brouillage des longueurs d'onde habituellement utilisées pour l'introspection ou pour la construction d'une façade sociale.Tout en ne s'éloignant jamais, dans son écriture, des ressorts terriblement matériels de vies vacillant perpétuellement au bord du bas-fond (ou s'y plongeant sans délectation aucune), il excelle à mobiliser des registres extrêmement différents, techniques ou profanes, religieux ou économiques, sarcastiques ou édifiants, pour créer un lexique très personnel dans lequel les mots usuels sont comme reconstruits à neuf, avec pourtant un je-ne-sais-quoi de patine demeurant familière. Et c'est ainsi que se déploie « L'échec de la métaphore à maintenir son caractère dans l'univers de la fiction ».
Lien : https://charybde2.wordpress...
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