Au début de notre voyage, je m’amusais à chacun de mes dégels à calculer la distance qu’on avait parcourue jusque-là, puis je regardais à quelle époque ça correspondrait si l’Eriophora était une machine à voyager dans le temps, si nous remontions l’histoire au lieu de nous enfoncer dans le cosmos. Oh, regarde : le temps d’atteindre notre premier chantier et nous voilà revenus à la Révolution industrielle. Deux chantiers nous ont emmenés à l’âge d’or de l’Islam, sept à la dynastie Shang.
J‘essayais sans doute ainsi de conserver une sorte de lien, de mesurer cette entreprise vraiment immortelle sur une échelle perceptible viscéralement par la viande. Sauf que ça n’a pas marché. Bien au contraire : vouloir ne serait-ce qu’essayer de circonscrire la Diaspora dans les pitoyables limites de l’histoire terrestre a fini par m’apparaître complètement absurde et orgueilleux.
Pour commencer, le Chimp n’a dégelé absolument personne avant le septième portail, au bout de presque six mille ans de mission : j’ai dormi pendant la majeure partie de la civilisation humaine, ne me suis même pas réveillée avant la chute des Minoens. Je pense que Kaï était sur le pont pour la pyramide de Khéops, mais le temps que Chimp me ressorte de la crypte, nous avions déjà atteint la dernière période glaciaire. Nous avons ensuite traversé le paléolithique : cinq mille portails construits – dont seulement trois cents ayant eu besoin de viande sur le pont – avant même de terminer notre premier tour de la Voie lactée.
J’ai laissé tomber après les australopithèques. C’était un jeu idiot, une jeu de gamins, voué à l’échec depuis le début. Nous n’étions que des hommes des cavernes. Seule la mission était transcendante.
Je ne sais pas trop pour quelle raison je me suis remise à ce passe-temps puéril. J’en avais tiré la leçon la première fois et entretemps, l’espace n’avait fait que se dilater. J’ai réessayé quand même, après que tout avait tourné au vinaigre : j’ai consulté les horloges, soustrait les siècles. On avait désormais bouclé notre trente-deuxième tour du disque, et laissé plus de cent mille portails dans notre sillage. Nous avions raflé tellement de matières premières qu’en baissant les yeux sur nous, Dieu pourrait sans doute retracer notre itinéraire grâce à la grossière spirale des bulles minuscules que nous avions dépouillées de toute leur glace et tous leurs cailloux.
Soixante-six millions d’années, d’après l’ancien calendrier. Voilà depuis combien de temps on avait pris la route. Ce qui nous ramenait aux limites du Crétacé.
À quelques millénaires près, la révolution a éclaté le jour où un des semblables en modèle réduit de l’Eriophora s’est écrasé sur la Terre et a anéanti les dinosaures.
Je ne sais pas pourquoi, mais je trouve ça plutôt drôle.