Et, ensemble nous tenant chaud, nous comptons celui que nous avons perdu. Un. Un. Un. Un. Père. Père. Papa. Papa. Nous comptons comme nous sommes, comme nous respirons et comme nous vivons: doucement, violemment.
Ensemble, mes frères et moi prions le cadavre de l'homme de la vie de nos mères, le cadavre de papa que nous veillons depuis des années, couché tout contre nous dans la meilleure grotte sèche, des perles ceignant ses ses poignets et sa nuque.
Elles nous enferment, et sur nous rabattent les attaches de leurs colliers de perles et de leurs ceintures et de leurs chaussures et de leur deuil et de tas d'autres choses encore, mais nous regardons ailleurs et nous n'en parlons plus.
Nous ne regardons pas la pièce où nous sommes enfermés. Non. Nous regardons le soleil et la pluie, le soleil dans la pluie parfois, attentivement les plantations d'arbres fruitiers au loin et les systèmes souvent fort compliqués d'irrigation.
Elles nous étouffent quand elles nous parlent. Des paroles doucement agréables. Des chants qu'elles font venir par les falaises et rouler et enfler jusqu'à nous.
Elles crient.
Leur enfant.
Elles osent poster leur corps sur la terrasse grise de la maison jaune.
Mon enfant, mon amour.
Elles osent crier.
Ma brebis, ma poule d'eau, mon amour.
Elles ont, sur la terrasse, des larmes fraîches sous leurs pieds nus. Mon amour, mon enfant.
Elles font état de leur tristesse, de leur folie,
tout ça qu'elles crachent.
Mon enfant, mon amour, ma brebis.
Tout ça qu'elles font rouler à notre endroit, sur nous. Tout ça qu'elles crachent jusqu'à nous, brûlant nos cœurs.
Ma chèvre.
Mon hibou.
Mon enfant que j'aime chaud.
Enfant, quand je faisais référence à toi dans les histoires que j'inventais pour me tenir compagnie, je ne disais jamais maman, ni ma mère, mais bien plutôt nos mères. Comme si j'étais plusieurs enfants et toi plusieurs mères à la fois, et comme si tout ce que je souhaitais finalement c'était ça : diluer nos souffrances en fragmentant nos vies. Jean Charbel