Parfois, elle enviait aux autres filles leurs préoccupations sentimentales, leurs longues promenades silencieuses et les caresses gauches échangées avec les rares jeunes gens restés encore au village ; mais si elle se représentait se frisant les cheveux ou mettant un ruban neuf à son chapeau pour Ben Fry, ou l'un des fils Sollas, sa fièvre juvénile tombait et elle se renfermait de nouveau dans son indifférence.
- Demandez-lui donc quand il va vous épouser...
Il y eut un autre silence, et ce fut au tour de Mr Royall de rire d'un rire rauque, douloureux.
- Vous n'osez pas !, s'écria-t-il, avec un éclat de colère soudaine.
Il s'était rapproché de Charity, son bras droit levé, non dans un geste de menace, mais d'exhortation tragique.
- Vous n'osez pas, et vous savez pourquoi !
Il se retourna brusquement vers le jeune homme.
- Et vous savez aussi, vous, pourquoi vous ne l'avez pas demandée en mariage, et pourquoi vous n'y songez même pas. C'est parce que vous ne voulez pas d'elle pour votre femme, ni vous ni aucun autre. Je suis le seul qui soit assez fou pour ne pas l'avoir su ; personne ne se trompera sur son compte comme je me suis trompée... personne de l'Eagle County, en tous cas. Tout le monde sait qui elle est, d'où elle vient, et de qui elle sort. Tout le monde sait que sa mère était une fille de Nettleton, qui a suivi une de ces fripouilles de la Montagne pour habiter chez lui. Je l'ai vue là haut, il y a quinze ans, quand j'y suis monté pour aller chercher la petite. Je l'ai prise chez moi pour l'arracher à la vie ignoble que menait sa mère... J'aurais mieux fait de la laisser dans la pourriture d'où elle vient...
Charity, suffoquée par la honte, se leva brusquement et courut s'enfermer dans sa chambre...
Elle savait donc enfin la vérité : elle était la fille d'un ivrogne, d'un forçat, et d'une mère qui avait été heureuse de la voir partir, de se débarrasser d'elle... et cette histoire de son origine, elle l'apprenait en l'entendant raconter au seul être à qui elle désirait passionnément paraître supérieure !
Elle était aveugle et insensible à bien des choses et elle le savait obscurément ; mais à tout ce qui était air, lumière, parfum et couleur, chaque goutte de son sang répondait en elle.
Il n'y avait à North Dormer ni boutiques, ni théâtres, ni conférences, ni centre d'affaires, rien qu'un temple qui s'ouvrait tous les deux dimanches, si toutefois l'état des chemins le permettait. Il y avait bien la bibliothèque, mais, des volumes qui moisissaient sur les rayons humides, les plus récents dataient de vingt ans, et tous étaient sans lecteurs. Cependant on avait toujours laissé entendre à Charity Royall qu'elle devait considérer comme un privilège d'habiter North Dormer.
Le cœur de la jeune fille se contracta. Elle avait eu ce mouvement de recul qui se produisait toujours chez elle à la vue d'un visage insouciant et heureux.
Et parfois elle se demandait lequel des deux était le plus mort, de lui dans son tombeau, ou d'elle dans sa bibliothèque !
Charity n'écoutait qu'à peine les excuses de son amant : en son absence, mille doutes la tourmentaient, mais dès qu'il paraissait, elle cessait de se demander d'où il venait, ce qui l'avait retardé, qui l'avait retenu loin d'elle. Il semblait que les lieux où il avait été et les gens avec qui il s'était trouvé devaient cesser d'exister dès qu'il les avait quittés, de même que sa propre vie était comme suspendue en son absence.
Ce fut un mois de septembre triomphant et doré. Les couleurs flamboyantes de la vigne vierge gagnaient chaque jour un peu davantage les pentes des collines, où elles montaient en vagues de carmin et de pourpre. Les mélèzes brillaient de l'éclat pâle du halo jaune qui encercle un foyer ardent, les érables flambaient ou rougeoyaient comme de la braise, et les bouquets de sapins du Canada faisaient des taches d'indigo sur l'incandescence de la forêt.
Un frisson d'étonnement la secoua en pensant qu'une femme, qui avait été jadis jeune et souple, avec un sang vif comme celui qui courait sans ses veines, l'avait portée dans son sein, et avait veillé sur ses premiers sommeils. Elle avait toujours pensé à sa mère comme à une morte devenue depuis longtemps une anonyme poignée de poussière ; et elle se demandait maintenant si cette mère, jadis jeune, n'était pas vivante encore, et peut-être toute ridée et sordide [...].