Si on m'avait dit qu'un jour je me passionnerais pour un livre entièrement consacré aux ascenseurs (oui oui, vous avez bien lu !), que j'engloutirais avec un tel appétit 350 pages pleines de treuils de levage, de guides de sécurité tubulaires, de parachutes à effet retardé (à ne pas confondre avec les parachutes à prise progressive, bien sûr !), d'élévateurs hydrauliques à traction directe et autres amortisseurs hélicoïdaux, je n'en aurais sans doute pas cru un mot.
Et pourtant !
Excellente suprise avec cette fiction brillante, dont le titre m'avait été soufflé par Jean-Paul Dubois dans "Le cas Sneijder" (un autre ouvrage de référence sur l'univers méconnu des ascenseurs ;-).
Colson Whitehead va plus loin encore, en imaginant un monde parallèle, une ville dense et froide, dont le nom n'est jamais cité mais qui fait furieusement penser à New-York dans les années 50, où l'Ascenseur fait l'objet d'un véritable culte de la part d'une population en quête de "verticalité".
Chacun rêve de travailler pour la prestigieuse Guilde des ascensoristes, qui fait la loi sur toutes les cabines de la ville et qui voit s'affronter deux courants de pensée radicalement distincts : les Empiriques qui ne jurent que par l'analyse de la documentation technique et l'entretien manuel des machineries, et les Intuitionistes qui n'ont pas besoin de mettre les mains dans le cambouis mais qui communiquent mentalement avec les appareils, dont ils assurent la maintenance par télépathie.
Farfelu, dites-vous ?
Au début oui, ça surprend. Un vocabulaire spécialisé souvent abscons (mais un style délicieux !), des statistiques sur les accidents, des considérations architecturales, des extraits piochés dans "Ascenseurs théoriques, tome 1 et 2", les célébres ouvrages signés James Fulton : on hallucine un peu.
Et puis très vite, et c'est là la force de Colson Whitehead, on y croit ! On se laisse happer par cet univers étrange, vertigineux et très codifié, et par cette ville anonyme, qui par bien des aspects m'a rappellé l'excellent film Brazil de Terry Gilliam. On s'attache à Lila Mae, une héroïne intuitionniste bien singulière, deuxième inspectrice de couleur au sein de la puissante guilde du Transport Vertical. Une femme noire dans une société machiste et hautement discriminatoire... Inutile de chercher bien loin : quand la cabine d'un gratte-ciel s'écrase le jour de son inauguration, Lila Mae fait immédiatement office de coupable tout désigné !
Débute alors une enquête trépidante, aux allures de métaphore ironique de la vie citadine à l'ère moderne, mêlant des politiques, des groupes mafieux, des journalistes (tout citoyen respectable est évidemment abonné à Lift, la revue professionelle incontournable en matière d'ascenseurs !), et les deux principaux fabricants rivaux, Arbo et United Elevator. Tout ce petit monde court après les carnets secrets de James Fulton, qui contiendraient le secret de l'ascenseur parfait pour entrer pleinement dans l'ère de la deuxième élévation.
Toujours plus haut, toujours plus fort ... et toujours plus de concepts métaphyisques autour de cet appareil du quotidien qui réserve décidément bien des suprises !
M. Whitehead, bravo et merci pour ce premier roman original et maîtrisé, qui dénonce de manière subtile et décalée le fléau de la ségrégation raciale et l'orgueil grotesque des puissants. S'il a apparemment reçu un accueil chaleureux de la presse et du public américain, votre livre reste injustement négligé sur Babelio ! Eh bien je prends le pari que cette aberration sera bientôt corrigée.
Une intuition, comme ça...
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