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AS DE PIKE
— Ne fais pas ça.
Leroy le fait, sa main plonge sous le comptoir.
Pike presse la détente, son visage se pulvérise en un aérosol de sang, toutes les molécules d’air du bar craquent en une détonation assourdissante.
Le corps de Leroy choit en se pliant sur lui-même, presque décapité.
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HALTE AUX FEUS
— Qu’est-ce qu’il fuyait ? Quand il s’est barré de Virginie-Occidentale.
— Des problèmes de famille.
— Des problèmes de famille ? Du genre il s’embrouillait avec papa ?
— Du genre il gardait sa petite sœur et elle a pris feu sur le poêle à bois. Le temps qu’il arrive à l’éteindre, elle était si gravement brûlée qu’elle a pas passé la nuit.
— Il s’en veut ?
Pike acquiesce.
— Un an plus tard, sa mère s’est immolée, elle aussi. Elle s’est vidé un jerrican d’essence sur la tête et a craqué une allumette. Ils l’ont éteinte, mais elle est à l’asile. Ensuite, ça a été le tour de son vieux.
— Il s’est immolé ?
— Il s’est collé une cartouche de calibre 10 en plein visage.
Jack siffle.
— Je te demanderais bien s’il avait des grands-parents, mais j’ai un peu les jetons.
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Une fois sobre, il faut toujours faire ce qu’on a dit qu’on ferait quand on était bourré. C’est comme ça qu’on apprend à fermer sa gueule.
Il est possible de tellement s'éloigner du lieu d'où l'on vient que tout retour est impossible. Tout vrai retour. On peut briser tous les ponts avec son passé, il suffit d'être prêt à s'amputer d'un bout de soi-même que l'on ne craindra pas de regretter le reste de sa vie.
C'est un paysage fait pour vous rappeler que nous possédons tous un sentiment de vide que nous ne pouvons gérer. Que la seule ruse qui nous permet de vivre nos vies consiste à ne pas nous détruire en essayant de s'en débarrasser.
Sa mère fume une Winston, l'air fatigué, l'air d'une femme que seules ses varices maintiennent en position verticale.
C’est une petite borne de ciment fichée dans le sol gelé. Pas d’épitaphe, juste son nom. Pike jette son mégot d’une pichenette dans la neige et allume une nouvelle cigarette en regardant la tombe s’assombrir jusqu’à l’impénétrable au passage d’un nuage, puis s’éclaircir de nouveau sous le râpeux soleil d’hiver. Des branches mortes pointent leurs nœuds au-dessus de la neige comme des coudes noirs fossilisés faisant saillie sous un drap blanc, et la colline est jonchée d’autres tombes exactement semblables à celle de Sarah. Des dalles jetées au hasard, enfoncées de travers dans le flanc de la terre, chacune consignant laconiquement le fait qu’une personne que peu de gens pleureraient était brusquement morte.
Le gardien, un septuagénaire aux joues qui tombaient comme des rideaux sur ses dents pourries, s’était excusé de l’état du cimetière. Il avait pris un balai dans le cabanon de l’entrée pour balayer un peu la neige en expliquant qu’il ne voyait plus guère de visiteurs, avant de se lancer dans l’historique complet du lieu. Il y a trente ans, on a découvert que cette colline était un tertre funéraire des Indiens Hopewell. La ville y avait enterré des morts depuis plus de cent ans, et il avait fallu dix ans aux anthropologues pour séparer les cadavres de Blancs des cadavres d’Indiens. Ils avaient ensuite remis ceux-là en terre et emporté les ossements de ceux-ci dans des cagettes. Puis ils avaient de nouveau ouvert le lieu aux dépouilles des mortels.
On est ce qu'on est. La meilleure façon de foutre en l'air sa vie, c'est d'essayer d'être autre chose.
Il fume sa cigarette jusqu’à ce qu’elle ne soit plus qu’un minuscule lambeau de papier coincé entre ses doigts, en regardant la tombe comme si une sorte de réponse pourrait s’y épanouir.
Aucune réponse n’éclot. Et il n’a même pas de bonne question.
Un rêve est un hachoir à saucisse qu'on alimente en y pressant sa vie.