Toute une moitié du monde

C'est une momie à présent, mais qui trône toujours avec la même majesté - quoique postiche - au milieu des valeurs que révère la critique traditionnelle.

On arrive à lui pardonner beaucoup. Parce qu'il est triste et laid et qu'il ne parvient pas à se remettre d'être sorti de l'enfance.

Dans les salons du livre et les festivals, j'ai souvent vu des écrivains avinés tourner autour des jeunes autrices, assistantes éditrices ou attachée de presse, quand ils ne leur tombaient pas directement dessus - le ballet triste de celles qui essaient de partir sans vexer, parce qu'elles ne peuvent pas se le permettre, et de ceux qui insistent de plus en plus lourdement, parce qu'ils peuvent se le permettre.

Même si je savais que l'écriture était cruciale pour moi, que c'était ce qui occupait mes pensées, ce qui m'apportait le plus de plaisir et de défi, je ne pouvais pas le dire.

Même Toni Morrison, qui a toujours déployé une calme confiance en elle qui m'impressionne grandement, raconte à quel point le processus a été long avant qu'elle puisse s'affirmer "écrivaine".

Pour Janie, il n'y a pas de lendemain, il n'y a pas de vies futures qui viendront continuer la sienne et peut-être l'améliorer, il n'y a que l'impérieuse question du maintenant - ce qui rend d'autant moins supportable la violence ou la médiocrité des hommes qui l'entourent.

note de bas de page 51. Ce n'est pas tout à fait surprenant: "le pouvoir, c'est non seulement de raconter l'histoire de l'autre à sa place, mais de rendre cette histoire définitive", déclarait Chimamanda Ngozi Adichie dans la conférence TED que j'ai citée plus haut.

Les formes narratives auxquelles je cherche à échapper, quand je lis ou quand j'écris, ne sont pas uniquement celles du roman as usual, des productions littéraires, elles sont aussi et surtout des productions politiques. "Tout pouvoir est pouvoir de mise en récit", déclarait l'historien Patrick Boucheron lors de sa leçon inaugurale au Collège de France.

Peut-être que cette écriture en solitaire est une autre conséquence ramifiée de la figure du héros qu'il faudrait abolir.

Je sais que, parce que j'ignore le minutage de tant d'autres existences et la matière réelle de leurs jours, je peux leur faire du tort : acquiescer à une critique qui les vise, ne pas me sentir touchée par un projet de loi qui les contraint... Je sais aussi que je n'aurais pas le temps, même si cétait mon but, de les rencontrer tous et toutes, d'apprendre de leur bouche, par leur fréquentation régulière. Alors je lis pour décloisonner.