Milena ou le plus beau fémur du monde

J’ai fini mes études à l’étranger. New York n’est ni ma maison ni ma ville, et je ne vais pas devenir une globe-trotteuse pour échapper à ce que j’ai vécu. J’ai besoin d’un travail qui me plaise, de connaître d’autres personnes, d’avoir mon propre logement. De m’éloigner de tous ceux qui me regardent comme si mon âme était en morceaux.

Dans les minutes qui suivirent, il observa le contraste des condoléances entre les femmes et les hommes : même s’il n’y avait pas de familiarité entre elles, les femmes étreignaient la veuve et la consolaient avec une intimité et une émotion nées, pensait-il, de la solidarité féminine. Un atavisme tribal aussi vieux que l’histoire de l’humanité : des femmes qui réconfortaient des femmes, des veuves qui prenaient en charge d’autres veuves. Le contact des hommes, en revanche, prenait toutes les formes d’une offre de protection plus feinte que réelle.

Au cours de leur scolarité et de leurs études universitaires, les deux garçons avaient rivalisé pour l’amour de leur amie, tous deux sans succès en raison de l’attirance précoce qu’avaient exercée sur elle les hommes mûrs. Mais maintenant, à quarante-trois ans, la liaison qui s’était nouée entre le journaliste et la leader ranimait chez Jaime la vieille obsession de son premier amour. Comme d’autres fois par le passé, il se demanda si son aversion pour le mariage ou pour une relation de couple stable n’était pas liée à la passion démesurée avec laquelle il avait aimé Amelia dans sa jeunesse, et à la terrible frustration qu’il avait ressentie en la surprenant dans les bras de son père vingt ans auparavant. La voir aujourd’hui à côté de son ancien camarade n’était pas une consolation.

Ce n’était pas seulement son ultime vengeance contre ceux qui l’avaient exploitée, mais aussi une garantie de survie en raison des secrets qu’il renfermait.

Il n’était pas le seul homme à exhaler son dernier souffle dans les bras de Milena, mais le premier à mourir de mort naturelle. Ceux qu’elle avait assassinés n’avaient laissé aucun remords dans son esprit. En revanche, la mort de son amant la plongeait dans la désolation.
Dans les affaires de cœur de Rosendo Franco, le sexe avait toujours fini par s’imposer. Le jour de son décès ne fut pas différent. Sous l’influence du Viagra qui l’inondait, ses coronaires avaient été confrontées à un cruel dilemme : pomper le sang exigé pour soutenir le rythme violent avec lequel il pénétrait Milena, ou s’occuper de ses autres organes.

Le simple énoncé d’un mystère à résoudre dilata ses pupilles et ses narines, et provoqua une curieuse contraction des lèvres, due à sa concentration. Il réagit à l’énigme comme le ferait un passionné devant la mention de l’objet de ses désirs. Luis, comprit Amelia, vivait pour résoudre des énigmes et percer des secrets ; de la même façon que certaines personnes ne peuvent délaisser un sudoku sans en avoir trouvé la solution, il ne resterait jamais indifférent devant une recherche informatique compliquée.

Les jeunes ne se dirent pas au revoir, ils se contentèrent de se sourire avec une complicité toute neuve.

Si elle était née au XVe siècle, elle aurait fini sur un bûcher, se dit Amelia. Elle s’était réveillée avec un pressentiment obscur et insaisissable, mais obsédant, sans justification évidente. Elle expédia ses tâches et ses rendez-vous de la matinée avec une impression bizarre, elle sentait un décalage millimétrique entre son âme et son corps, comme un portrait légèrement déplacé.

Depuis toute petite, Milena avait des facilités pour les langues. Elle parlait le croate et le serbe, un peu d’allemand, et bafouillait l’anglais ; au fil des années, elle finirait par le dominer, et par bien connaître l’espagnol et le russe, du fait des origines diverses de la clientèle ; elle perfectionnerait son allemand et se ferait comprendre en français, en italien et en arabe.

Et mourir avec toi si tu te tues, et me tuer avec toi si tu meurs, car l’amour tue quand il ne meurt pas, et les amours qui tuent jamais ne meurent.