La créature sortit péniblement de l'eau et demeura un moment en équilibre précaire sur ses jambes humaines, comme intoxiquée. Tout lui était étrangement trouble. L'esprit embrumé, elle lutta pour s'adapter à son corps humain et au sable qu'elle sentait froid et humide sous ses pieds.
Derrière elle, les vagues murmuraient contre la plage baignée par le clair de lune. Et devant...
La créature ressentit comme un doute en regardant les ombres du monde qui l'attendait : c'était comme une faiblesse de sa volonté, une immense mélancolie, une répugnance à quitter le bord de l'eau. Une indicible détresse s'empara de son corps humain lorsqu'elle réalisa que son dessein terrible mais inéluctable ne lui laissait aucun autre choix. La peur ne pouvait pas atteindre son froid cerveau de poisson, et pourtant...
La créature de la mer
L’homme est constitué de gènes et de neurones, le robot de cristaux et de tubes électroniques. Une cellule nerveuse humaine ne produit d’elle-même aucune impulsion ; elle ne fait que transmettre des stimuli extérieurs. Le cristal d’un robot vibre au rythme de l’impulsion régulière que lui envoie un de ses tubes ; une modification de cette impulsion altère la période de cette vibration. Une telle modification résulte ordinairement d’un stimulus extérieur. Pour conserver son organisme en bon état de marche, l’homme se nourrit et subit des opérations chirurgicales. Dans le même but, le robot recharge ses batteries et remplace ses tubes. L’homme est doué de pensée, le robot aussi. Les organes de l’homme finissent par se détériorer, et la matière qui le compose retourner à son état naturel. De même, le cristal d’un robot, au bout d’un trop grand nombre de variations, se dégrade et se fatigue, ce qui entraîne la mort du robot.
Peut-on dire qu’une de ces deux formes est moins vivante que l’autre ?
"L'épave brisée d'un baleinier découverte dans le nord de l'Alaska".
- 29 juin 1942 - L'épave du baleinier "Albatros", complètement fracassée, a été découverte aujourd'hui par un navire patrouilleur américain dans le détroit de Behring.
Il semble que l'équipage se soit volatilisé.
Les autorités navales sont intriguées par le fait que le pont et les flancs de la goélette ont été défoncés comme sous des coups formidables, provoqués ni par des bombes, ni par des torpilles, ni par des obus, ni par aucune autre arme ennemie, selon les termes du rapport.
Les fourneaux des cuisines étaient, paraît-il, encore chauds et, étant donné qu'aucune tempête n'a eu lieu depuis trois semaines dans cette région, rien ne semble expliquer ce fait.
"l'Albatros" avait appareillé d'un port de la côte ouest des Etats-Unis au mois de mars, sous le commandement du capitaine Frank Wardell, et avec un équipage de dix-huit hommes, tous disparus.
(extrait de "Autre chose que des hommes morts", nouvelle du volume paru aux éditions "J'ai Lu" en 1974)