Tigran

Quelle que soit la vérité de ta parole, l'espace du silence sera toujours plus vaste...

.... Jusqu'alors, je croyais qu'hommes et femmes chamans étaient les élus de cette pratique, les seuls à œuvrer aux côtés des esprits.
«Mon fils, tout arbre particulier et isolé est un chaman», avait-elle ajouté en riant imperceptiblement avant de reprendre son chemin, me laissant bouche bée devant la cascade, face à une nouvelle conception de l'existence initiée l'air de rien, entre une petite pause et un rire discret.
C'est ainsi que je commençai à regarder les arbres et même les pierres différemment...

Prologue
« Un jour, tu retrouveras ta vraie demeure. Mais avant,même pendant ce voyage sur Terre, il te faudra maintes fois mourir,
et maintes fois revenir.
Alors tu seras prêt,
et ton monde se révélera.»

_ Écoute le silence pour entendre ma voix, ferme les yeux pour voir mon visage.
Le bien et le mal n'existent plus. Seulement se faire du bien ou du mal.
« Ne donne pas plus de réalité, ou même de pensée, aux choses que tu n'aimes pas, elles en ont déjà bien assez comme ça.»

Je pose mes mains sur les oreilles de l'enfant. Elles sont brûlantes. J'inspire prfondément en invoquant l'aide des éléments : « Au feu de le quitter, à l'eau de le laver, à la terre de l'absorber, et à l'air de le soigner. » En mon for intérieur, je répète avec respect et vigueur :...

Je ris intérieurement de mes interrogations métaphysiques, mais demeure fasciné car, étrangement, sa composition générale me rappelle davantage un motif de peinture aborigène d'Australie qu'une roue de médecine Lakota ou un symbole mongol... Comment est-ce possible ? Seta accède-t-elle à un champ d'inspiration ou de vision intérieure, au-delà de sa culture d'adoption amérindienne, et même au-delà de ses origines asiatiques ? Serait-ce le signe d'une vie antérieure ? Et si oui, alors... de qui Seta est-elle la réincarnation ?

« Ne donne pas plus de réalité, ou même de pensée,
aux choses que tu n'aimes pas,
elles en ont déjà bien assez comme ça. »
La petite voix

« Se réincarner. Cela permet de redistribuer les cartes pour varier les combinaisons et les angles de compréhension dans les missions de fond que l'on s'est données. »
Otharjanat

« Ils peuvent viser nos corps
et obnubiler notre esprit,
Rêveurs nous sommes,
et libres nous demeurons. »

Message d'Aigle de feu,
reçu à la Grotte du Loup.

Se fondre dans le noir.
Ne plus voir pour percevoir.
Percevoir pour savoir.
Savoir pour pouvoir.

...
Où la force de vie
Reconnaît peu d'entraves,
Où mourir est un leurre
Dont l'espace se rit...

Mon fils ! me lance la guérisseuse en s'approchant d'un bon pas, as-tu bien rêvé cette nuit ?
Je réfléchis quelque secondes, mais ne me souviens de rien en particulier. À part peut-être d'une voix ou d'un chant, bribe d'une mélodie qui disparaît dans ma psyché.
_ Je ne sais pas, je crois que oui.
Otharjanat rit.
_ Alors comme ça, on rêve les yeux fermés ?
Je ris à mon tour de son humour. Ma bouraï eedj* plonge son regard dans le mien ; je sens immédiatement une vague de chaleur monter en moi.
« Tu sais que tu ne dois pas en perdre une goutte ? »

* « maman cheveux blancs »: grand-mère

Prologue

« Détaché du résultat,
tu seras un aimant bien plus puissant.
Alors tu seras libre comme un enfant
et redeviendra maître de ton présent. »

Paroles de Hilga,
prononcées dans son sommeil.

La jeune femme tourne la tête vers moi et nos regards se croisent. Grands yeux en amande, pomettes hautes et lèvres de fruits rouges. Si belle. Instant émouvant au ralenti, comme en suspens.
Mais déjà elle disparaît derrière une tente, me laissant seul avec le goût d'un moment insignifiant, que j'aurais aimé voir durer plus longtemps... En moi, j'entends les mots « se souvenir du futur ».

Otharjanat exprime tout cela sans même me dire bonjour. Je retrouve son style si troublant. J'avale ma salive et je me reprends :
_ Comment vas-tu, Othar ?
_ Bien mieux maintenant !
Elle relâche son étreinte, éclate de rire et me donne une grande tape dans le dos, ce qui me déséquilibre au point de ma fairefaire un pas en avant... à l'image de ses derniers propos.

Ce disant, grand-mère me décoche une pichenette en plein milieu du front, et me gratifie d'un clin d'œil au passage.
« Quatre aspects, quatre magies. Maintenant que leur essence et leur sens sont rappelés en toi, tu devras
faire davantage attention.»
_ Attention à... ?
_ Aux quatre pouvoirs : à ce que tu penses, à ce que tu désires. Le pouvoir de ton esprit, le pouvoir de tes paroles, le pouvoir de ton cœur et ton pouvoir créateur.
J'apprécie sa clarté et sa concision. Alors que je m'apprête à la remercier, la chamane fait un signe de tête en direction de la porte - je suis déjà congédié.

« Tu sais mon fils, entre nous et nos ancêtres le lien est bien vivant. Nous recevons encore des chamans qui nous ont précédés, nous les accueillons en transe, en rêve ou en vision. Et nous recevons aussi des guérisseurs qui nous ont initiés, au fil de nos lignées. Mais avant, bien avant cela, il y avait des maîtres d'une autre connaissance, experts de savoirs et de pouvoirs plus élevés et plus profonds à la fois. C'était... les chamans de la forêt. Ceux qui vivaient à la lueur, de la lune isolés dans les bois. Ils recevaient les forces et les dons des esprits, en fusion avec les arbres et certains champignons. Ces devins étaient plus puissants et clairvoyants que nous le sommes maintenant. Et ils vivaient souvent au-delà de 100 ans , comme s'ils relevaient d'un autre temps. »

Le jour commence à décliner, les ombres des cactus et des mesas s'étirent à vue d'œil, mais l'absence d'arbres , nous expose encore à la morsure du soleil de fin d'après-midi. Pourtant, dans peu de temps, la température va chuter et nous serons contents d'avoir de quoi allumer un feu et nous couvrir avaznt de dormir. Chaud le jour, froid la nuit, le désert échappe à la voie du milieu, au rythme d'une danse entre l'ombre et la lumière, qui alterne le glaçant et le brûlant. De ces opposés sont nés des rituels pouvant paraître simples, mais qui peuvent parfois être tout aussi extrêmes.

_ Approche, Tangri, tu as été choisi. L'esprit du vent vient de le confirmer.
Grand-père accompagne ses mots d'un geste de la main, m'invitant à entrer dans le cercle et à m'asseoir à ses côtés. Je suis de loin, le plus jeune mais, en rejoignant mes aînés, j'ai subitement l'impression d'être une vieille âme. Et de bien connaître ces Anciens, voire de les reconnaître. Une très vieille âme enfin de retour parmi les siens, auprès de ses lointains cousins, tous de vieux Amérindiens.

Les lueurs orangées d'une fin d'après-midi radieuse caressent l'ocre de ces vastes paysages sauvages. Au loin, les étendues sablonneuses plus arides ressemblent à une mer rythmée de vagues immobiles. À l'horizon, les mesas émergent du désert comme des masses totémiques géantes accueillant un lever de lune annonciateur des mystères de la nuit. Les cris d'un couple de condors tournoyant à la verticale de nos tipis et autre wickiups ponctuent le temps présent. Les tentes sont parsemées le long d'une rivière qui serpente depuis les collines ; une famille de cyprès bleus borde le cours d'eau, dressant leurs plumeaux resplendissants dans les ors du soleil couchant. Mes yeux se mouillent devant tant de beauté.