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Citations de Almudena Grandes (300)


Heureusement que tu ne vois pas ça, papa, et heureusement que tu ne le
vois pas, maman… Ignacio pensait à lui, à elle, l’euphorie et les larmes, ce
bonheur suprême qui avait si peu duré. Heureusement que vous ne savez
pas qu’on a arrêté le fascisme pour ça, qu’on s’est battu comme des bêtes
pour ça, qu’on a tellement travaillé, tellement crié, qu’on a creusé tellement
de tranchées, ravalé tellement de peurs, supporté tellement de bombes, eu
tellement faim, qu’on a enterré tant de morts pour ça, pour ça, pour ça.
Madrid, comme tu résistais bien, pendant que les autres mangeaient,
dormaient, se rendaient, nous, on était là pour ça, en train de résister.
Maudits, maudits soient-ils, maudits soyez-vous…
Ignacio criait les lèvres fermées, les yeux et les oreilles fermés à la
clameur d’une multitude aux silences identiques. Ma famille a arrêté le
fascisme. Ce que Rome et Berlin n’ont pas obtenu, nous, les Fernández
Muñoz, nous l’avons obtenu. Nous avons arrêté le fascisme en face
d’Usera, à la Moncloa, à la Universitaria et dans notre salle à manger, La
Fidèle Cuisinière, de la mayonnaise sans œufs, de la béchamel sans farine,
de la viande sans viande et ces conseils que maman lisait dans El Socialista,
il faut manger très lentement, bien mâcher chaque bouchée, c’est comme ça
qu’on trompe l’estomac, croyez-moi… Dans d’autres villes, il n’était pas
nécessaire de le tromper. Dans d’autres villes, il y avait de la nourriture, il
l’avait vue, des fruits, des salades et des pains au lait. Sur les marchés de
Valence il y avait de petits pains, et sur le front d’Aragon, une ligue de
football, on disait que les soldats y jouaient parce qu’ils s’ennuyaient. On
s’ennuie, quand on est à la guerre et qu’on ne se bat pas, il le savait, mais à
Madrid, même l’ennui était différent, tendu, sombre, dangereux. Le fiancé
de ma sœur a été tué parce qu’il s’ennuyait, parce qu’il ne pouvait pas
s’amuser à jouer au football. Nos femmes s’ennuyaient dans la queue pour
le lait, dans celle pour le pain, pour le charbon. Mais ici ce n’était qu’une
autre façon de se battre, parce qu’il fallait le faire et on le faisait, sans
cesser, sans se lasser, sans se plaindre, tout ça pour ça… Heureusement que
tu ne vois pas ça, papa, heureusement que tu ne le vois pas, maman, parce
que vous ne méritez pas ça, Madrid ne mérite pas cette fin, si sale, si laide,
si triste et indigne, et pourtant, il vaut mieux être ici qu’à l’extérieur.
Ignacio Fernández Muñoz criait sans bouger les lèvres, il mettait les bras
autour de ses genoux, cachait la tête dans le trou humide et tiède de son
corps recroquevillé, vaincu. Je préfère te voir mort que traître, lui avait dit
son père plus d’une fois, dans la période sombre de la terreur. Je préfère te
voir mort plutôt que traître. Et il avait raison, Ignacio le comprit alors et y
pensa à nouveau le jour où la honte se déversa sur lui. Mieux valait en finir
ici que continuer à l’extérieur, mieux valait mourir victime d’une trahison
que vivre comme un traître.
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Ignacio sourit et pensa que c’était une chance de ne pas se battre depuis
un bureau, de ne pas supporter à tout moment le bombardement constant de
nouvelles, alarmes, rumeurs, proclamations, querelles et pronostics qui
maintenaient Carlos en haleine depuis qu’il avait été grièvement blessé.
Lui, il n’avait pas de temps à consacrer à ces choses-là. Non qu’il n’écoutât
pas les nouvelles, les alarmes, les rumeurs, surtout depuis la rupture du
front de l’Est, la chute de la Catalogne. Nous avons perdu la guerre, disaient
certains. Des clous, répondait-il. La guerre ne serait pas perdue avant que
les fascistes n’entrent dans Madrid, et ils n’entreraient pas. S’ils entraient,
Ignacio ne le saurait pas, car ils auraient dû le tuer d’abord. C’était la seule
chose qu’Ignacio Fernández Muñoz voulait savoir, la seule chose qui lui
importait plus que de rester en vie. Non qu’il n’écoutât pas les nouvelles,
les alarmes, les rumeurs, surtout depuis le départ d’Azana, la débandade des
politiques, le sauve-qui-peut que chacun interprétait à sa façon, se jetant
mutuellement au visage une défaite qu’ils n’avaient pas encore subie ou se
plaignant que dans l’Armée populaire seuls les communistes montaient en
grade. Les anarchistes répétaient la même chose depuis des mois, pleurant
comme des enfants capricieux. Avant, ils détestaient les socialistes.
Maintenant ils les détestaient eux, car il fallait toujours détester quelqu’un.
Il n’avait pas de temps à consacrer à une autre haine que celle de
l’ennemi, le vrai, le réel, celui qui était en face. En face et non à l’intérieur,
en face et non ici, en face et hors de Madrid : ils n’étaient pas passés et ils
ne passeraient pas. C’était la seule chose qu’Ignacio Fernández Muñoz
voulait savoir, la seule chose qui lui importait plus que de rester en vie. Non
qu’il n’écoutât pas les nouvelles, les alarmes, les rumeurs, ses parents s’en
allaient, ils emmenaient ses sœurs, eux, qui avaient refusé de partir quand
les choses étaient tout aussi difficiles à l’intérieur mais beaucoup plus
faciles à l’extérieur, ils s’en allaient maintenant, ils profitaient de
l’occasion, une voiture, un bateau, Oran puis la France. L’ami qui avait
organisé le voyage comptait poursuivre jusqu’à Mexico, pas eux. Mateo
Fernández Gómez de la Riva avait un autre bon ami à Toulouse, un
républicain bien placé qui lui avait offert ses contacts avec la gauche
française pour l’aider à s’installer. Il avait accepté cette offre et il allait
rester en France pour être plus près de ses fils, pour mettre moins de temps
à revenir. Mais c’était pire en novembre 1936, pensait Ignacio, quand
personne ne donnait un centime de notre peau, et tu vois, on est toujours là.
Sinon, qu’ils demandent à ceux d’en face. Cela valait plus que toutes les
nouvelles, toutes les alarmes, toutes les rumeurs réunies. Si vous la voulez,
venez la chercher, je vous attends. C’était la seule chose qu’il voulait savoir,
la seule chose qui lui importait plus que de rester en vie.
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— C’est ce que tu crois. Maman collectionne les recettes de La Fidèle
Cuisinière, tu sais, mayonnaise sans œuf, béchamel sans farine, viande sans
viande, je dois dire qu’elle fait des miracles… On ne sait jamais ce qu’on
mange, ça non, mais on le mange, très lentement, en mâchant chaque
bouchée, vingt fois car elle a lu dans El Socialista que de cette façon on est
plus vite rassasié, donc, on le mange, et parfois c’est même bon. C’est pour
cela que l’autre jour, quand elle ouvert le sac… Tu aurais dû la voir. Des
pommes de terre, des oignons ! criait-elle. Ce qui est emballé, c’est le sucre
et la farine, parce que comme ils sont entrés en tirant des coups de feu, les
sacs se sont déchirés, ils ne pouvaient pas les donner, alors ils se les sont
répartis entre eux, lui dit Edu. Bien sûr, le meilleur fut le saucisson. Quand
María l’a vu, elle a dit : et ça, pourquoi est-ce qu’on ne le met pas au-dessus
du garde-manger pour l’adorer quelques jours avant de le manger ? Qu’estce qu’on a ri, je dois dire ! Ça paraît fou, ce qu’on a ri, on était tellement
contentes, je crois que c’est la première fois qu’on a ri depuis qu’Esteban…
Et puis maman était très émue. Et toi, ma fille ? a-t-elle demandé à Edu, tu
ne prends rien ? Elle lui a dit de ne pas s’inquiéter, que vous n’étiez que
deux et nous beaucoup, mais elle a demandé la recette des perdrix évacuées,
parce qu’elles te manquaient beaucoup. Oh, c’est très facile ! Maman était
ravie de pouvoir aider, tu la connais, c’est comme de faire des perdrix à
l’étouffée mais sans perdrix, c’est pour ça qu’on dit qu’elles sont évacuées,
attends un moment, je vais te noter ça… Non, madame, ne vous dérangez
pas, c’est que moi, je ne comprends pas… Tu ne sais pas lire ? lui a
demandé maman, non, a-t-elle répondu, très gênée, je dois dire que l’Ina a
essayé de m’apprendre, mais je ne suis pas douée… » À ce moment du
récit, Paloma retint un éclat de rire, et Ignacio, qui avait compris avant, se
joignit à elle. « L’Ina ? Maman a réfléchi, qu’est-ce que c’est ? La pauvre
imaginait que c’était un bureau du gouvernement, l’Institut national
d’Alphabétisation, ou quelque chose dans le genre, elle pensait déjà s’y
présenter comme volontaire, et soudain, Edu s’est étirée, a bombé la
poitrine, mis les mains sur ses hanches et l’a regardée. Mais enfin,
madame ! a-t-elle dit. Que voulez-vous que ce soit, l’Ina ? c’est votre fils…
— Ina ? » Carlos riait avec eux d’un enthousiasme qui semblait s’être
éteint, dissous dans les vapeurs constantes du désespoir. Il répéta la question
que les éclats de rire avaient couvert. « Elle t’appelle Ina ?
— Oui. D’Inacio… Qu’est-ce que tu veux ? Je l’aime beaucoup, mais je
dois dire qu’elle est très rustre.
— Bon sang, ta pauvre mère ! »
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Ils s’étreignirent sans rien ajouter, et celui qui survécut se
rappela toujours cette étreinte, la conserva parmi les instants les plus
précieux de sa vie, l’évoqua avec la cupidité de l’avare qui compte son
argent sans se lasser et le revécut souvent, dans les périodes les plus dures
et dans les meilleures, entre l’éblouissement de l’amour et l’attente de la
mort, entre la rapidité de l’infortune et la lenteur de la prospérité, entre
l’odeur de peur que dégageaient les wagons des trains, celle des nuits à la
belle étoile et l’oubli inconscient de l’odeur de la peur, et après, avec les
émotions et les désirs, avec les dimanches et les jours ouvrables, avec la
chaleur du corps de sa femme les nuits d’hiver où il fallait s’emmitoufler et
les rires de leurs enfants qui grandissaient sans le fardeau épuisant de la
mémoire, Ignacio Fernández Muñoz conserva toujours le souvenir de cette
étreinte comme un trésor sans prix, le sauf-conduit qui lui permit de rester
vivant, d’arriver à être heureux dans un monde où Mateo, son frère,
n’existait plus. Cependant cette nuit-là, quand il descendit dans la rue, il se
rappela surtout le regard de Mariana, cet éclat métallique, serein, froid et
patient, impitoyable, qui serait la lumière de son avenir.
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Ignacio fixa longuement Mariana, tandis que sa mère pleurait en silence,
sans savoir que sa nièce la voyait. Elle la regarda et vit quelque chose de
différent dans ses yeux, un éclat métallique, serein, froid, patient. Il y avait
de la patience dans le regard de sa cousine, de la patience et non de la
résignation, de la patience et non de l’humiliation, de la patience et une
sérénité facile, commode, presque impartiale, voire insensible, et donc
impitoyable. La sérénité du paysan qui ne prête pas attention à la douceur
de la pluie qui trempe ses champs très lentement, la sérénité de la cuisinière
qui tord le cou à un dindon vivant tout en compatissant aux rhumatismes de
sa patronne, la sérénité du fossoyeur qui travaille en pensant à ces haricots
si bons que sa femme a promis de lui faire à déjeuner. Voilà ce qu’Ignacio
Fernández Muñoz contempla dans les yeux de sa cousine, une froideur qu’il
se rappelait à peine en cette époque de chaleur qui faisait fondre le métal.
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« Votre mère a raison, dit-il en la tenant serrée contre lui. Ce qui s’est
passé dans la rue est une honte, c’est notre honte. Et nous ne pouvons pas
regarder ailleurs, car nous ne sommes pas comme eux. Vous savez ce que
j’en pense. Je l’ai dit souvent et je le répéterai, je préfère voir vos frères
morts que traîtres. » Il regarda sa fille aînée, puis la cadette. « Aussi
fascistes, dangereux et coupables soient-ils. C’est le travail des juges pas
celui des barbares. Mais la Junta a fermé les comités de la police secrète,
María, et tes filles ont elles aussi raison… » Il écarta doucement la tête de
sa femme de sa poitrine, lui ôta les cheveux du visage et la regarda. « C’est
une guerre et nous ne l’avons pas commencée. Ils nous ont attaqués, nous
nous défendons, et tu as tes enfants au front, María, deux fils, le mari d’une
de tes filles, le fiancé de l’autre. Tu dois être fière d’eux parce qu’ils ne font
que leur devoir, ils ne sont pas là pour séquestrer des marquis et les tuer
d’une balle dans la nuque. Ils se battent pour toi. Tes fils se battent pour toi,
et pour moi, pour ce que nous sommes toi et moi, pour ce que nous avons
toujours été. Nous sommes tous impliqués, tu ne comprends pas ? C’est ta
famille, toute ta famille, qui joue sa vie. Nous la jouons tous, chacun à notre
tour. Par malheur, ce n’est plus de la politique. C’est la guerre, María. »
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Mateo, qui pleura Esteban avec elle, ne lui raconta jamais que la mort de son fiancé avait été stupide. La première chose que l’on apprend dans une guerre est qu’aucune mort n’est stupide, qu’elles sont toutes aussi héroïques, inutiles
et malheureuses.
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Esteban Durán, qui était amoureux de la meilleure amie de sa sœur
depuis que sa mère l’accompagnait à la sortie du Lycée-École, appréciait
plus les visites de María que les permissions. Il s’en souvenait comme
d’instants lumineux, de brins d’un miracle ou de gouttes d’un bonheur
intense, concentré, qui flottaient dans l’étendue vaste et désolée d’une mer
de jours maladroits, lourds comme des pierres. Il n’était pas le seul à avoir
le privilège de se réveiller le matin avec l’illusion de dépendre du tramway,
beaucoup d’autres partageaient le malheur d’être aimé par des femmes
prudentes. Imprudentes, pensait-il, car il sentait que chaque baiser de María
le retenait, le réclamait, le renforçait dans le monde des vivants, le défendait
de l’ennemi, le rendait immortel.
« Je vois des têtes ! »
La guerre était longue, laide, dure, ennuyeuse, à tel point qu’il semblait
parfois que ceux d’en face s’étaient lassés, qu’ils s’étaient rendus en silence
et de leur côté, qu’ils avaient fait demi-tour sans prévenir. Les visites de
María étaient la vie, la beauté, la joie. Tout ce que la guerre n’était pas. Ce
soir-là, Esteban pressentit son arrivée. Cela lui était arrivé d’autres fois, de
nombreux soirs ; parfois il avait raison, d’autres non. Au début, quand
l’angoisse, les bombes, la faim, la terreur constituaient une nouveauté
insupportable et sanglante, María, qui était folle mais pas sotte, n’allait
jamais le voir si elle courait le risque de croiser son frère. Mais les
Madrilènes n’avaient plus peur de la peur, et à l’automne 1938 la guerre
était l’unique réalité existante, avec la faim, l’angoisse, les bombes, la
terreur, le pain qu’ils cessaient chaque jour de manger dans chaque maison.
María ne venait plus le voir quand elle voulait, mais quand elle pouvait, et il
gardait tous les jours la moitié de sa ration au cas où il ait de la chance,
Esteban, sors, tu as de la visite, dans ce monde à l’envers de la ville
encerclée où les soldats mangeaient plus et mieux que les civils.
« Tu veux baisser la tête une fois pour toutes ? »
La petite sœur ne cherchait plus à dissimuler devant son frère aîné, et
pour lui non plus cela n’avait pas de sens de regarder, de demander, de se
faire du souci. Ils ne s’en aimaient pas moins, mais plus qu’avant,
autrement, car la seule chose qui existait était la guerre, et ils étaient en
train de la perdre. Esteban Durán perdait la guerre tous les jours où sa
fiancée ne venait pas l’arrêter avec ses talons, avec cette jupe étroite qui
devenait si large, avec sa chevelure propre et brillante. Cet après-midi-là, ce
ne fut pas la première fois qu’il entendit le bruit. Il s’étira, et vit passer au
loin le tramway, le camion, la voiture dans lequel María pouvait venir ou
non. Ce ne fut pas la première fois qu’il sortit la tête, et il ne lui était jamais
rien arrivé de plus grave que la déception de ne pas l’étreindre. Dans le
silence de la guerre tranquille, ces jours où il ne se passait jamais rien,
l’écho d’un véhicule lointain, aussi faible soit-il, parvenait à assourdir ses
oreilles, par la joie des bonnes nouvelles qu’il attendait en vain, il était si
jeune, il s’ennuyait tant dans cette tranchée profonde comme le fossé d’un
château abandonné. María était la vie, la beauté, la joie, tout ce que la
guerre n’était pas.
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Au début, tout avait été différent. Au début, le front d’Usera avait
été l’enfer, puis la gloire, et enfin l’ennui. Ils n’étaient pas passés mais ils
n’étaient pas partis non plus, ils les avaient arrêtés mais ils restaient là en
face, installés comme une bande de vautours aux aguets, un jour, un autre,
et puis un autre. Certains matins ils tiraient pour prouver qu’ils n’étaient pas
partis, de temps en temps ils attaquaient sérieusement, sans grand élan, sans
grands espoirs, mais ils attaquaient, et les repoussaient, et tout
recommençait, l’enfer, la gloire, la fatigue.
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— Je voulais te demander… Tu n’as pas peur ?
— Non », répliqua-t-il aussitôt. Mais ce qu’il venait de dire lui sembla si
bizarre qu’il s’obligea à y réfléchir un instant. « Enfin, si, qu’est-ce que je
raconte. Bien sûr que j’ai peur, mais jamais sur le moment, jamais quand je
suis en train de me battre. Avant, oui, et après aussi. Après, je pense…,
enfin, je pense que je pourrais être mort, non ? Et je sais bien que j’aurais
dû y penser avant, mais ça ne me vient pas, je dois dire. Quand le raffut
commence, je vois tout autrement, comme si mes yeux devenaient ceux
d’une mouche, comme si rien ne pouvait m’échapper. Je ne sais pas
comment l’expliquer, mais je le vois, je vois la bataille, je vois tout et je
reste froid, tranquille, avec une rage furieuse à l’intérieur, alors je me
jetterais contre les tanks et je les déchirerais à coups de dents… Ça ne
t’arrive pas ?
— La rage, si. Rester froid, non. » Mateo sourit et son frère le perçut
dans le noir. « Et pour ce qui est de déchirer les tanks à coups de dents… eh
bien, non plus. Mais j’ai peur. Toujours. Ça ne fait rien, parce que je le
supporte et personne ne s’en rend compte. C’est vrai que, parfois, aux pires
moments, la rage est plus puissante. Mais j’ai toujours peur.
— Tant mieux pour toi, mentit Ignacio. Tu vivras plus longtemps que
moi. »
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Mateo avait déjà rencontré une jeune fille brune et véhémente, très jeune
et très passionnée, qui organisait des meetings éclairs sur le paseo del
Prado. Elle s’appelait Casilda García Guerrero et choisissait les arrêts des
stations de métro, et tous les coins de rue où il y avait un groupe de civils
arrêtés, en train de discuter. Alors elle s’approchait, les haranguait, les
encourageait à résister, leur indiquait où ils pouvaient aller, ce qu’ils
pouvaient faire, où on avait besoin d’eux s’ils étaient disposés à lutter
autrement, à enterrer le fascisme en creusant des tranchées ou en cousant
des uniformes. Elle était mignonne, jolie, rondelette, et les pantalons de
milicienne lui allaient aussi bien que si elle n’en portait pas.
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« C’est Ignacio qui m’inquiète. L’autre, pas tant, parce qu’il est plus
calme, plus sensé, mais Ignacio, il est tellement ahuri… », avait dit Mateo
Fernández à sa femme aux pires moments du pire mois de novembre de leur
vie. Cependant, Ignacio se débrouillait bien sur le front. Il ne le comprenait
pas lui-même, mais il le découvrit tout de suite, un sale matin, de plomb et
de froid, pendant que ses bottes s’enfonçaient dans la boue de la
Universitaria et qu’une bruine glacée, insupportable, lui cinglait le visage.
On leur avait ordonné d’avancer pour sécuriser une colline, mais une balle
faucha le sergent qui commandait le détachement avant qu’il ait eu le temps
de les organiser. Quand il regarda devant lui, il vit les réguliers arriver en
courant, criant comme des bêtes nuisibles, armés de leur fureur
épouvantable et légendaire. Ce fut alors que cela se produisit. Ses
compagnons se mirent à trembler, mais Ignacio Fernández Muñoz,
étonnamment calme, pensa à son père. Il revit leurs parties d’échecs, quand
les sourcils froncés et une concentration impassible dans les yeux son père
ne lui donnaient qu’une seule règle : tu dois regarder tout l’échiquier,
Ignacio. Je sais que ce n’est pas facile, mais tu dois essayer, t’efforcer de
tout voir, tes pièces et les miennes, tu dois le balayer entièrement,
comprendre d’un seul coup d’œil avant même d’analyser. Si tu n’y arrives
pas, tu ne sauras jamais jouer correctement. Son père était un joueur habile,
et pour prouver que l’autre roi, le vrai, n’était qu’un homme comme les
autres, il employait toujours le même argument : si tu le piques, il saigne.
Ignacio se rappela tout cela en regardant l’échiquier pour la deuxième fois
de sa vie. Ce n’était plus des pièces en bois mais des hommes de chair et de
sang. Pourtant la révélation, l’enthousiasme, l’étonnement furent
semblables. Ils sont plus nombreux, mais nous sommes en hauteur ; ils
savent se battre, mais ils doivent monter, et ils ne peuvent pas courir et tirer
en même temps car ce ne sont que des hommes : si tu les piques, ils
saignent. Cela lui traversa l’esprit en moins de temps qu’il ne lui en avait
fallu pour le dire. Son sang se glaça dans ses veines et des yeux lui
poussèrent derrière la tête, sur les tempes, les oreilles. Soudain il voyait
tout, il englobait tout, il comprenait tout et il n’entendait rien dans la
blancheur éblouissante d’une certitude absolue.
En retournant son fusil contre ses propres compagnons, il les regarda, un
par un. Ils étaient presque tous plus âgés que lui, mais il n’eut pas besoin
d’élever la voix pour leur faire comprendre qu’il parlait sérieusement.
« Celui qui part en courant, je le descends. »
Voilà ce qu’il leur dit. Ils le regardèrent comme s’il était devenu fou,
mais la stupéfaction prit le pas sur la panique. Les Arabes criaient,
couraient. Ils se rapprochaient de plus en plus et Ignacio continuait à parler
avec une tranquillité qu’il n’avait jamais éprouvée de sa vie, qui
refroidissait tout, rendait tout plus facile, plus lent, plus fluide, même s’il ne
savait pas pourquoi, ni d’où cela venait.
« On va les attendre. On va se mettre à couvert et attendre ces fils de
pute. On est peut-être moins nombreux mais on est en hauteur et on a un
avantage. Ils doivent monter, et quand ils monteront, on les tuera comme si
on tirait à blanc dans une baraque de foire, vous comprenez ? » Il s’arrêta,
les regarda, se rendit compte qu’ils commençaient à le comprendre. « Ça
sera facile puisqu’ils ne peuvent pas tirer et courir en même temps. Ce sont
des hommes comme nous, si on les pique, ils saignent. Mais il faut attendre,
il faut tenir. Avec nos tripes. Que personne ne tire avant que je l’aie
ordonné, c’est clair ?
Les Arabes criaient, couraient. Ils se rapprochaient de plus en plus, mais
au sommet de la colline personne ne bougeait. Personne n’osait même
respirer jusqu’au moment où le sergent, qui avait été blessé à l’épaule deux
minutes plus tôt, trois tout au plus, se redressa comme il put sur le coude de
l’autre bras.
« Écoutez le gamin, bordel ! Écoutez le gamin, il sait ce qu’il dit… »
Avant de se laisser retomber sur le sol, il le regarda. « Je ne sais pas
comment, mais il sait… »
Ignacio sourit, se mit à couvert, puis il eut une autre idée, celle qui le
rendrait célèbre.
« Autre chose… Quand on tirera, on se mettra à hurler comme si on nous
arrachait une dent. S’ils hurlent, nous aussi, il n’y a pas de raison ! »
Deux lui échappèrent, mais les autres lui obéirent sans très bien savoir
pourquoi, ils hurlèrent jusqu’à perdre la voix, tirèrent comme s’ils tiraient à
blanc dans une fête foraine, et les réguliers se replièrent sans prendre la
colline.
Ce jour-là, on cessa d’appeler Ignacio Fernández Muñoz, le gamin. Dans
l’après-midi, on soigna sa première blessure, une égratignure spectaculaire
mais superficielle au bras gauche. Sur le rapport du lendemain, on
mentionna son nom pour la première fois. Il n’était au front que depuis une
semaine.
« Ignacio ?
— Quoi… »
La première fois où leurs permissions coïncidèrent, quand le pire était
passé et que ce n’était en même temps que le début, son frère lui parla dans
l’obscurité, de son lit, comme lorsqu’ils étaient enfants. Le temps ne
comptait pas. Au cours des derniers mois, aucun des deux n’avait pensé à
autre chose, à Madrid il n’y avait eu aucun autre motif de réflexion en
novembre, en décembre 1936. Pour cette raison, ils allèrent tous deux chez
leurs parents, partagèrent la chambre où ils avaient dormi pendant des
années, dont ils regrettaient le lit, le pyjama, le matelas moelleux, la
douceur rèche des draps. Ils n’arrivaient pas à croire qu’il s’agissait de leurs
lits, de leur chambre, de leurs armoires, et de leurs bureaux, de leurs livres.
Ils se sentaient aussi démunis l’un que l’autre, sans le fusil que leur mère les
avait obligés à déposer prudemment dans le porte-parapluies du vestibule.
Aucun d’entre eux ne savait que c’était la dernière fois.
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Mais elle ne rit pas, et descendit dans la rue, inquiète, alarmée par sa
façon d’agir, par cette rage qu’elle n’avait pu contrôler, et par la réaction de
sa cousine, le fracas du verre brisé, ridicule, inquiétant, ténébreux, mais
surtout injuste, très injuste, qu’elle avait perçu dans ses paroles, dans ses
silences, dans sa façon de respirer comme si elle se noyait en l’écoutant. Ce
n’est pas juste, elle n’a pas le droit de parler, de penser comme ça, ils n’ont
pas le droit de dire ces choses-là. Elle aurait cependant préféré ne pas être à
la maison, ne pas décrocher le téléphone, ne pas avoir entendu, ne pas avoir
parlé, ne rien avoir risqué. Elle aimait beaucoup Gloria, elles s’étaient
toujours bien entendues, et même s’il y avait des années qu’elles se
voyaient moins, et que leurs maris, qui avaient été inséparables, se disaient
à peine bonjour, elle la comptait toujours parmi ses amies. Et il était vrai
qu’elle s’était radicalisée plus vite que Mateo. Le jour de ses noces, elle ne
voyait toujours en la République qu’une idée romantique, et pendant que
son mari travaillait, conspirait, se réunissait avec les uns et les autres au
ministère, dans les cafés, ou dans des maisons dont elle ne connaissait pas
l’adresse, María avait continué à jouir d’une vie tranquille de femme
heureuse en ménage. Elle avait dû deviner le changement, le pressentir, le
caresser du bout des doigts, pour comprendre que la République pouvait
être autre chose, une tâche, un objectif, la possibilité de vivre et d’élever ses
enfants dans un pays différent. Mais elle n’était pas aussi forte que son
mari, qui, le jour le plus important de sa vie, ne regretta rien ni personne.
« Tu vas arrêter de penser à cette idiote ? bougonna Mateo quand ils
arrivèrent à la Puerta del Sol. Regarde autour de toi, regarde ce qui se passe,
tu ne vois pas ? C’est merveilleux, bon sang ! C’est génial, et toi, tu penses
à ton idiote de cousine… »
C’était merveilleux, mais cela changea son destin pour toujours, ouvrant
une fissure imprévue dans la routine de ses plaisirs et de ses préoccupations,
l’obligeant à choisir un chemin qu’elle n’aurait même pas pu imaginer, et
sema en elle un orgueil, un amour, une douleur inconnus. Par la suite, quand
elle regarderait en arrière, le bouleversement de ce jour-là lui semblerait
incroyable, mais elle ne regretterait rien, elle ne se soucierait de rien ni de
personne qui ne fût important, ne s’accorderait pas la faiblesse d’éprouver
la moindre nostalgie pour cette vie qu’elle avait été obligée d’abandonner.
Elle apprendrait à être heureuse autrement, car elle serait elle aussi
parvenue à haïr.
« Nous sommes ce que nous sommes, María, quoi qu’il arrive. Et nous
devons être à notre place, auprès des nôtres. »
Son mari avait raison, à tel point que le soir même il aurait honte de
s’être fâché devant leurs filles. Mais ce ne fut qu’après que la voisine du
dessous ne lui eut pas ouvert la porte, quand elle eut un moment pour
s’asseoir seule dans la cuisine, pour réfléchir. C’étaient des jours durs,
terribles, plus qu’ils n’en avaient l’air, plus qu’elle ne l’avait cru quand
Mateo lui annonça que Paloma venait d’arriver, et lui demanda de
l’accompagner dans le séjour.
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Mais elle ne rit pas, et descendit dans la rue, inquiète, alarmée par sa
façon d’agir, par cette rage qu’elle n’avait pu contrôler, et par la réaction de
sa cousine, le fracas du verre brisé, ridicule, inquiétant, ténébreux, mais
surtout injuste, très injuste, qu’elle avait perçu dans ses paroles, dans ses
silences, dans sa façon de respirer comme si elle se noyait en l’écoutant. Ce
n’est pas juste, elle n’a pas le droit de parler, de penser comme ça, ils n’ont
pas le droit de dire ces choses-là. Elle aurait cependant préféré ne pas être à
la maison, ne pas décrocher le téléphone, ne pas avoir entendu, ne pas avoir
parlé, ne rien avoir risqué. Elle aimait beaucoup Gloria, elles s’étaient
toujours bien entendues, et même s’il y avait des années qu’elles se
voyaient moins, et que leurs maris, qui avaient été inséparables, se disaient
à peine bonjour, elle la comptait toujours parmi ses amies. Et il était vrai
qu’elle s’était radicalisée plus vite que Mateo. Le jour de ses noces, elle ne
voyait toujours en la République qu’une idée romantique, et pendant que
son mari travaillait, conspirait, se réunissait avec les uns et les autres au
ministère, dans les cafés, ou dans des maisons dont elle ne connaissait pas
l’adresse, María avait continué à jouir d’une vie tranquille de femme
heureuse en ménage. Elle avait dû deviner le changement, le pressentir, le
caresser du bout des doigts, pour comprendre que la République pouvait
être autre chose, une tâche, un objectif, la possibilité de vivre et d’élever ses
enfants dans un pays différent. Mais elle n’était pas aussi forte que son
mari, qui, le jour le plus important de sa vie, ne regretta rien ni personne.
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María Muñoz découvrit que l’indignation était
orangée, froide et chaude à la fois, douce en remontant dans sa gorge, sèche
en éclatant contre le palais.
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Le 14 avril 1931, quand sa cousine Gloria et elle se disputèrent
pour la première fois, elles partageaient les mêmes plaisirs et les mêmes
préoccupations, elles s’occupaient de leurs enfants, se retrouvaient à
l’opéra, au théâtre, et accompagnaient leurs maris à des dîners et à des
réceptions semblables, même si les amphitryons, les participants, étaient
ennemis. Gloria soutenait des œuvres de charité, des quêtes paroissiales, des
cantines publiques, des écoles pour les enfants pauvres. María faisait partie
de comités pour la défense du vote féminin, de la scolarisation obligatoire,
des subsides en faveur des mères ouvrières. Ses enfants fréquentaient des
collèges modernes, mixtes et laïques, aussi select que les collèges religieux
et traditionnels où étudiaient ses neveux, et cela suffisait pour que leurs vies
diffèrent radicalement bien avant qu’elles ne se retrouvent à lutter dans
deux armées opposées. Pourtant, avant de décrocher le téléphone ce jour-là,
María n’avait pas conscience d’être devenue une femme si différente de sa
cousine.
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« Tu es républicain ? » La petite fille riche du village, qui avait grandi
seule au milieu des oliviers et avait vécu son départ pour un collège de
religieuses de Jaén comme une aventure incomparable sentit un frisson dans
le dos en prononçant ce mot ardent et acéré, interdit, clandestin.
« Oui, répondit-il d’un ton égal.
— Vraiment ? insista-t-elle.
— Vraiment », dit-il en souriant.
María sourit à son tour, elle s’immobilisa, le laissa approcher.
« Pourquoi ?
— Parce que je crois que tous les hommes sont égaux. » Elle se rendit
compte qu’il était sérieux même si l’expression de son visage restait
souriante
« Parce que je crois qu’on devrait tous avoir les mêmes droits. Parce que
j’ai honte de ce qui se passe en Afrique. Parce qu’il n’est pas juste que les
pauvres tombent comme des mouches pendant que les riches paient pour ne
pas aller à une guerre dont ils sont les seuls bénéficiaires. Parce que ce pays
est mal fait et qu’il faut le refaire entièrement, de la cave au grenier.
— C’est vrai, que ton grand-père est comte ? » Il hocha la tête. « Tu ne
trouves pas ça bien ?
— Si, je l’aime beaucoup. Il te plairait à toi aussi, il est très mélomane,
un homme remarquable, intègre, généreux, presque un libre penseur, même
s’il ne le sait pas et ne voudrait jamais le reconnaître. Ce que je trouve très
mauvais, c’est qu’il existe des comtes, des ducs et des marquis. Mais c’est
le père de ma mère et, malheureusement, je n’hériterai pas le titre.
— Mais…, fit María en fronçant les sourcils, je ne comprends pas. Tu es
républicain et ça te plairait d’être comte ?
— Oui, j’adorerais ça. » Il fit une pause mesurée, souriante, pour se
concentrer. « Parce que à ce moment-là je pourrais solliciter une audience,
on me l’accorderait, j’irais voir Alfonso(5) et je lui dirais : tiens, mon salaud,
mets-toi le comté où je pense.
— Eh bien ! »
María rougit à son insu, prit son visage dans ses mains, se mit à rire, et ne
parvint pas à empêcher ses pieds d’entreprendre de leur côté une série de
petits sauts ridicules. Dans cette séquence d’actions spontanées, presque
infantiles, elle retrouva une sensation ancienne, oubliée, une queue de
lézard qui s’agitait seule sur un rocher pendant que son sang bouillait dans
l’effervescence d’un million de toutes petites bulles, la réponse de son corps
à une soif instinctive et téméraire de plaisirs obscurs, secrets, dangereux.
« Excuse-moi, dit-elle quand elle recouvra ses esprits, les joues encore en
feu, c’est que… C’est que je n’avais jamais entendu personne parler comme
ça. Je n’avais jamais entendu personne tutoyer le roi, ni l’insulter, ni… On
dirait un blasphème, non ? » Il sourit, comme si ce qu’il entendait lui
plaisait. « Enfin, je ne sais pas, tu es le premier républicain que je rencontre.
— Et ça te fait peur ?
— Non, ce n’est pas ça. Ça ne me fait pas peur, au contraire, je trouve ça
très… » Et au moment où elle allait le dire, elle se tut, réfléchit, évalua le
risque, le poids du mot qu’elle allait prononcer, chercha en vain un
synonyme plus doux, moins fort, regarda Mateo, sentit qu’elle rougissait un
peu plus et osa enfin. « C’est très romantique. »
Alors il l’embrassa, posa à peine ses lèvres sur la joue de María, comme
un acompte, une promesse, la garantie des baisers véritables, ceux qui ne
mettent pas en péril la réputation d’une jeune fille d’excellente famille sur
la promenade la plus fréquentée de Madrid, et ce baiser fugace et réservé, si
conventionnel en comparaison des mots qui sortaient de ces mêmes lèvres,
la rassura, et eut en même temps si peu de goût, qu’elle lui prit le bras, à
une distance plus que prudente, pour rentrer chez elle.
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Parfois, quand elle regardait en arrière, les bouleversements de ces
dernières années lui semblaient impossibles, incroyables. Elle en était elle
aussi venue à haïr, sans rien regretter, mais elle ne comprenait pas non plus
très bien comment cela s’était produit, ce qu’était devenue cette enfant
solitaire qui semblait devoir connaître un destin si différent : l’ennui
placide, conventionnel, confortable, pour lequel elle avait été élevée. Sa
mère était morte en couches et son mari dont leur unique fille conserverait à
peine un souvenir flou, presque mythique, car il passait la majeure partie de
son temps à Madrid, avait succombé à une épidémie de typhus avant le
septième anniversaire de la fillette. María avait vécu chez les deux sœurs
célibataires de son père dans une ferme perdue au milieu de la province de
Jaén, une bâtisse immense comme un château, très ancienne et entourée
d’oliviers, d’oliviers, d’oliviers…
Quand on la laissait monter sur le toit, les collines couvertes d’arbres se
mêlaient avec la fluidité de l’eau dans d’autres collines identiques pour faire
onduler suavement l’horizon. Elles créaient l’illusion d’un océan verdâtre,
avec des reflets ocre, argentés, sur lequel la maison semblait naviguer
comme un coffre scellé et isolé du monde. C’était un spectacle grandiose,
mais sa beauté effrayait María, car elle renfermait la malédiction de la
solitude. De la terrasse, les oliviers brillaient comme les sommets heureux
de la richesse sans qu’aucun bâtiment ne vienne perturber cette béatitude
que ne pouvait pas goûter une fillette seule, sans personne avec qui parler,
jouer. Quand elle était petite, elle jouait avec les enfants des propriétaires,
deux garçons un peu plus âgés qu’elle, très rustres mais très amusants. Ils
lui apprirent à trouver des nids et à couper la queue des lézards. Tout cela
prit fin le jour où l’une de ses tantes prononça ces mots fatidiques : « jeune
fille. » Elle était une jeune fille et devait apprendre à se comporter comme
telle. Il y eut une institutrice, puis une autre, puis l’internat dans un collège
de religieuses de Jaén. Sa voix, enfin.
María, qui de nombreuses années plus tard ferait vivre sa famille en
donnant des cours de chant à des enfants aussi peu doués qu’argentés, fut
sauvée par sa voix. Au moment où il semblait que son sort était décidé,
qu’elle ne pouvait aspirer à un autre avenir qu’une succession monotone de
jours semblables, sans variété, sans émotion, sans aucune aventure, sa voix
extraordinaire, pleine de puissance, de nuances, lui ouvrit la porte vers un
monde différent. « La voix de María est un trésor, déclara la mère
supérieure devant ses tantes alors qu’elle allait avoir quinze ans, et ici, nous
ne pouvons pas l’exploiter davantage. Ce serait dommage qu’elle ne la
polisse pas, qu’elle ne la travaille pas, qu’elle n’étudie pas le chant… »
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María Muñoz, qui avait passé vingt ans de sa vie au régime, avec des
résultats plus que discrets, pouvait maintenant fermer les jupes que
portaient ses filles avant la guerre. Elle les embrassa rapidement et repartit à
toute vitesse à la cuisine, pour ne pas se mettre à pleurer et tout gâcher. Elle
croyait que cela allait être la pire nuit de sa vie, mais elle se trompait. Il ne
s’écoulerait que quelques mois avant qu’elle ne s’accroche à ce souvenir
comme au dernier des temps heureux, des temps de famine et d’angoisse,
d’inquiétude et d’incertitude, d’indignation, d’impuissance, d’amertume, de
peur, de colère, mais aussi d’enfants en bonne santé, jeunes, vivants. Il ne
s’écoulerait que quelques mois, mais cette nuit, la veille de leur départ, de
la fuite qu’elle et son mari avaient repoussée jusqu’aux limites du
raisonnable, elle ne pouvait pas savoir qu’elle ne reverrait jamais Mateo, ni
Carlos, ni Casilda, et qu’elle souffrirait du sort d’Ignacio pendant des
années. Qu’elle souffrirait dans ce pays étranger où Paloma, sans trouver la
mort, renoncerait progressivement à être vivante.
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« Peut-être, répliqua-t-il sur le même ton. C’est parce que nous les
communistes, on tue les fascistes, au lieu de les inviter à prendre le café
pour négocier la façon de partir en courant en laissant tomber les autres. »
À ces mots, Mateo se leva. Ignacio avait volontairement offensé son
frère, il était très conscient que son commentaire était blessant. Lui-même,
qui n’était pas communiste, n’avait pas aimé l’entendre parfois de la bouche
des anarchistes, et même, ces derniers temps, de ses propres camarades. Et
s’il avait réfléchi un instant à la question, il aurait deviné sa réponse, le
commentaire qui venait de lui exploser à la figure comme une offense
réciproque, car c’étaient les rumeurs qui circulaient à Madrid. Mais il était
fatigué lui aussi, nerveusement et physiquement, et quand il s’approcha
d’Ignacio, sa femme l’enlaça par-derrière sans parvenir toutefois à le faire
reculer.
« Je vais peut-être te casser la figure !
— C’est peut-être être moi qui vais te la casser !
— Ça suffit ! » Leur beau-frère s’interposa, arrêtant Mateo du bras
gauche et pressant son épaule droite contre Ignacio au moment où ils
allaient commencer à se battre. « Vous êtes devenus fous, ou quoi ? Il ne
manquait plus que ça, vraiment…
— Taisez-vous tous, maman arrive. »
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