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3.28/5 (sur 23 notes)

Nationalité : Slovaquie
Né(e) : 1974
Biographie :

Andrea Salajova est scénariste et auteure.

Elle vit en France depuis 1998.

Son premier roman, "Eastern" (Gallimard, 2015), écrit directement en français, est suivi de "En montant plus haut" (Gallimard), en 2018.

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Citations et extraits (31) Voir plus Ajouter une citation
Des femmes jeunes et d’autres moins jeunes déterraient des pommes de terre dans un champ qui s’étendait à l’horizon, sous un ciel immense d’automne. Elles formaient deux groupes bien distincts, le nouveau monde, vigoureux, chantant, et le monde ancien, décrépit, voué à la disparition. Les filles travaillaient nu-tête, les cheveux coupés court, en salopette et chemise aux manches retroussées, tout en plaisanteries et fous rires. Leurs aînées, visage sec, lèvres pincées, ne seraient pas sorties sans les foulards aux couleurs délavées qui couvraient des cheveux noués en chignon, comme le voulait la tradition pour les femmes mariées en ce pays d’Europe centrale. Cette coutume n’était plus respectée dans les villes, mais pour ces villageoises de la campagne slovaque, l’émancipation féminine n’était pas la préoccupation du jour. Foulard ou pas, matin ou soir, seules dans une cuisine ou en groupe dans un champ, le souci quotidien était toujours le même, nourrir sa famille. Après la guerre et la victoire des communistes, la Tchécoslovaquie, devenue République socialiste, avait entrepris la refondation de toute la vie. L’industrie et le commerce avaient été rapidement nationalisés, la bourgeoisie, les opposants et autres ennemis du peuple expulsés ou emprisonnés, suivant l’exemple du grand protecteur soviétique, avec l’aide active de ses agents. La collectivisation des terres agricoles avait pris plus de temps. Les paysans qui possédaient de vastes terres et des troupeaux importants, de même que leurs voisins pauvres aux petits potagers familiaux et aux quelques maigres poules, s’en séparaient très difficilement. Mais l’enthousiasme de la jeunesse, qui œuvrait pour un monde meilleur, le poids grandissant des prélèvements obligatoires, mis en place depuis quelques années déjà, ainsi que les forces répressives de la police politique, avaient fini par porter leurs fruits. En ce milieu des années 1950, la plupart des terres cultivables slovaques étaient réunies en des coopératives collectives, de type kolkhoze ou sovkhoze, gérées par des cadres communistes. Les fermes d’animaux d’élevage avaient suivi, et tout le travail agricole devenait industriel, planifié et contrôlé.

Les pommes de terre que déterraient les femmes étaient grosses et nombreuses. Une très bonne récolte. La coopérative allait dépasser sans effort le rendement prévu, et les dirigeants auraient une médaille du mérite. Une des jeunes femmes en salopette, bien en chair, inspirée par toutes ces patates blanches, énormes, dont la beauté se découvrait mêlée à la terre noire à chaque coup de bêche, entonna une vieille chanson populaire aux paroles ambiguës, sur la taille des hommes. Ses camarades se joignirent à elle, quelques-unes s’associant à son chant, les autres par des éclats de rire. Leur jeunesse et leur bonne humeur ébranlaient peu à peu la méfiance des femmes plus âgées. D’abord fermées et intimidées par l’audace et le courage de cette jeunesse, elles s’en accommodaient, se soumettant à l’avènement inéluctable d’une époque nouvelle. Les jeunes filles, étudiantes pour la plupart, avaient été envoyées par leurs écoles spécialement pour la récolte. Elles étaient venues avec leur joie et leur ferveur aider à la consolidation de l’agriculture socialiste. Leurs aînées habitaient depuis toujours le village qui jouxtait ces terres, jadis les leurs. Le remembrement avait obligé les familles à laisser certaines parcelles à l’abandon, tandis que d’autres, rassemblées au sein de la coopérative, s’étaient transformées en champs immenses, facilitant le passage des machines agricoles. Toutefois, l’opération douloureuse achevée, ces femmes étaient devenues les salariées de la coopérative, payées en nature et en primes, selon la quantité de travail accompli. Ce qui n’était pas négligeable dans cette campagne, très pauvre depuis des siècles. Grâce aux engins agricoles et aux engrais industriels, ces terres si difficiles à labourer par leurs pères commencèrent à produire davantage. Le travail était obligatoire, mais personne ne s’en offusquait, personne ne chômait jamais au village. En accord avec la propagande officielle, tout le monde travaillait pour un futur nouveau, pour un futur glorieux.

Les jeunes femmes formaient un groupe soudé, elles s’entraidaient, elles partageaient leurs repas, elles irradiaient la volonté et le désir de précipiter la venue du paradis communiste sur terre – comme auraient dit les idéologues poètes qui déversaient la bonne parole dans les journaux du pays. Le temps était doux, l’humeur joyeuse, et le directeur de la coopérative gentil et compréhensif. Un tracteur s’approchait des femmes qui chantaient, conduit par un vieil homme. Les filles reprirent de plus belle leur chanson insolente, et le vieux fut tout indigné de les entendre chanter sur l’inutilité d’un homme au lit. Il tenta de protester, leur lança des injures, mais il récolta une pluie de pommes de terre sur les vitres de sa cabine. Il voulut faire demi-tour, mais les filles lui barrèrent la route. Deux d’entre elles montèrent dans la cabine, pendant que les femmes plus âgées vidaient déjà leurs seaux dans la remorque. La plus audacieuse s’assit sur les genoux du conducteur et lui retira sa casquette sale.

— Grand-père, donne-nous à boire ! Nous avons soif !

— Je t’en donnerai, moi ! Va-t’en avant que je me fâche !

Le vieillard tenta de récupérer sa casquette, mais la fille était déjà redescendue et la lançait à ses camarades, qui commencèrent à se la renvoyer comme un ballon.

— Petites pestes ! Vous laisser seules, sans surveillance !

— Viens donc nous surveiller plus souvent !

— Si cela dépendait de moi, vous seriez aux fourneaux toute la journée. Quelle folle époque, faire travailler les femmes !

— C’est le plein emploi, oncle ! Le travail est obligatoire pour tout le monde. Si vous n’êtes pas content, on se chargera de vous !

Les paroles menaçantes de la fille, bien que dites sur le ton de la moquerie et accompagnées de rires, firent taire le vieil homme. Il récupéra sa casquette, appuya sur l’accélérateur et s’en alla.
Il n’y a pas un mouton noir dans chaque troupeau. Mais celui-ci en avait un. Seule parmi ces travailleuses gaillardes, une femme s’appuya sur sa bêche et étira son dos. Elle n’alla pas vider son seau dans la remorque, il n’était pas plein. Elle ne se souciait guère du rendement et se tenait loin de ses camarades. À l’heure du repas, elle ne retirait de son sac que du pain et du fromage, et les filles ricanaient de son vieux pantalon trop grand, qu’elle faisait tenir par une ficelle nouée autour de la taille. Quelques femmes âgées, encore sous l’influence de la charité chrétienne, s’apitoyaient sur son sort. Elles venaient parfois, en cachette, loin des yeux moqueurs des jeunes, lui donner un bout de saucisson, un œuf, une poire. Elle prenait, elle remerciait, mais restait toujours à l’écart, dans son silence. Elle ne ressemblait pas aux autres femmes. Elle avait trente ans passés, elle n’était pas mariée, elle vivait seule dans une petite maison délabrée à la limite du village. Elle avait rejoint ces travailleuses l’année précédente, juste au moment où elles plantaient les pommes de terre, qu’aujourd’hui elles étaient en train de déterrer.
Le commissaire politique de la coopérative, l’homme omnipotent responsable de l’évolution correcte de la conscience des travailleurs, les avait préparées à sa venue. Il les avait exhortées à l’accueillir en bonne camarade, il leur avait conseillé également de bien veiller sur elle, sans plus de précision. Les femmes étaient au courant de la chasse aux ennemis du socialisme, elles connaissaient les mesures disciplinaires qu’encouraient les saboteurs en tout genre, bon nombre d’entre elles avaient été témoins des sanctions infligées aux récalcitrants, jusque dans leurs propres familles. Même ici, à la campagne, elles avaient eu écho des procès politiques terrifiants de Prague ou de Bratislava.
Elles comprirent immédiatement que cette femme au corps sec, au visage fermé et au regard lointain ne convenait pas au gouvernement communiste, sans pour autant mériter la prison. Elles sentaient son amertume, mais aussi une volonté et une fierté enfouies. On l’avait assignée au travail de la terre, au labeur quotidien, pour tenter une rééducation.
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Martin regarda leurs visages ravagés par l'alcool, ;es bouches édentées, les yeux fatigués, les cheveux hirsutes, les corps délabrés, les regards rancuniers ou pleins d'une béatitude sotte d'ivrognes. La vie les faisait souffrir et !ils ne pouvaient par l'oublier sans boire? Ils détestaient affreusement leur existence, mais pouvaient l'aimer ardemment quand ils étaient ivres.
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Bientôt les trois frères marchaient silencieusement dans la nuit. Ils s'éloignaient du supermarché et passaient sous les lampes d'un trottoir désert. Ils avançaient du même pas lent, concerté, fumant tous les trois, et songeurs. Ils avaient l'air de héros de western, de trois mercenaires déterminés à accomplir leur mission. Les héros des westerns américains étaient silencieux et entêtés, ils allaient droit à leur but et repartaient aussitôt sans demander de récompense. Mais ceux-là étaient les héros d'un eastern. Ils ne réussissaient rien, déjà ils s'éloignaient, sans oser demander autre chose, une autre chance. Chaque jour ils se retrouvaient sans but, sans courage, humiliés, honteux. Car le monde autour d'eux exhibait la richesse clinquante et l'argent facile. Comment donc leur faire comprendre qu'il n'y a pas de mal à être incapable d'entasser les biens matériels? Mais leurs âmes postcommunistes ou néocapitalistes étaient blessées et rabaissées. Leurs personnes n'avaient que peu d'occasions de se sentir regonflées et fières. Ils iraient bientôt se saouler pour oublier, pour se convaincre qu'ils pouvaient encore tout changer, que c'était toujours possible, pour de nouveau oublier, le lendemain matin, avec une forte honte. Ils ne changeraient pas. Il ne nous reste qu'à les aimer.
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Michalovce. Une petite ville de la Slovaquie de l’Est, quarante mille habitants au dernier recensement, avec la Pologne au nord, la Hongrie au sud et la frontière ukrainienne à trente kilomètre
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De l'agressivité, de la morosité bougonne partout. Pas la moindre politesse. Que de l'envie rongeante et de la jalousie mal cachée. Les gens étaient mécontents, car la vie était devenue chère, et eux, ils étaient pauvres. Et pourtant, pendant quarante ans on leur avait dit qu'ils étaient tous égaux. Depuis quinze ans que cette égalité magnifique n'était plus, ils s'enfonçaient dans cette réalité cruelle - ils étaient et resteraient pauvres. Tous, des hommes postsocialistes frustrés.
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Lui, il avait assisté de tout près à l'échec d'une grande révolution prolétarienne et à l'avènement d'une autre - clairement anticommuniste d'abord, ensuite tout simplement nationaliste, et à la fin très ordinairement bourgeoise. L'appel à la liberté s'était transformé en appel au confort matériel. Le désir de justice s'était fait avoir par le matérialisme effréné.
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Il n’avait pas la peau blanche, comme la majorité de ses compatriotes. Il serait toujours une sorte de guignol pour elle. Il ne pouvait pas prétendre à autre chose. Pour ne pas la perdre, il devait garder ses distances avec elle. Il l’avait compris, dix ans auparavant, pendant ces quelques mois passés ensemble dans les montagnes avec les partisans. Ils s’étaient rapprochés l’un de l’autre en toute discrétion, n’entravant en rien leurs libertés respectives. Bien sûr qu’il était jaloux quand il la savait avec d’autres hommes, et sa peine était infinie quand elle y était obligée et qu’il ne pouvait pas l’aider. Une femme sur un front de guerre n’avait pas toujours la vie facile. Lorsqu’elle s’était offerte à lui, un soir froid et humide, il tenait à lui donner du plaisir. Il était certainement le seul qui se souciait de son plaisir.
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Les filles travaillaient nu-tête, les cheveux coupés court, en salopette et chemise aux manches retroussées, tout en plaisanteries et fous rires. Leurs aînées, visage sec, lèvres pincées, ne seraient pas sorties sans les foulards aux couleurs délavées qui couvraient des cheveux noués en chignon, comme le voulait la tradition pour les femmes mariées en ce pays d’Europe centrale. Cette coutume n’était plus respectée dans les villes, mais pour ces villageoises de la campagne slovaque, l’émancipation féminine n’était pas la préoccupation du jour. Foulard ou pas, matin ou soir, seules dans une cuisine ou en groupe dans un champ, le souci quotidien était toujours le même, nourrir sa famille. Après la guerre et la victoire des communistes, la Tchécoslovaquie, devenue République socialiste, avait entrepris la refondation de toute la vie.
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Le travail ne lui faisait pas peur. Elle n’était pas une bourgeoise qui n’aurait jamais tenu une bêche dans ses mains. Cela, ses consœurs de la coopérative l’avaient rapidement constaté. Le problème, c’était qu’elle n’y mettait aucun enthousiasme, comme le lui reprochait souvent son surveillant. Elle haussait les épaules en guise de réponse. Une fois, quelqu’un du village lui avait demandé comment elle pouvait vivre ainsi, sans joie aucune. Elle se le demandait aussi. Elle n’attendait plus le changement politique dans le pays, elle voyait bien que le nouveau régime s’était solidement installé, se débarrassant efficacement de ses éléments perturbateurs.
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Eux, simples saisonniers qui avaient du mal à joindre les deux bouts, deviendraient d’un jour à l’autre les égaux de ceux qui mangeaient de la viande deux fois par semaine. Mais pouvaient-ils vraiment être égaux ? N’allait-on pas encore les rouler dans la farine ? Et si on leur prenait, à eux aussi, leurs maigres potagers ? Au fond, ils savaient qu’ils n’avaient pas les moyens de s’opposer à ce que les autorités voulaient leur imposer. Mais le paysan n’aime pas le changement, il résiste longtemps. Ils étaient curieux de voir comment tout ça allait se passer, comment on allait les traiter, si on allait les respecter ou non.
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