Lorsque son fils lui expliqua qu'en prenant un travail, il volerait le pain d'hommes qui en avaient réellement besoin, son père ne put que se rendre à la justesse de son argument.
Voyez- vous, de son vivant , mon mari était un boulet. Naturellement, il m'est encore moins utile à présent qu'il est mort, même s'il me coûte moins cher.
Rushwater House était une vaste demeure de style plus ou moins néogothique, qui avait été construite par le grand-père de M. Leslie. Son aspect extérieur avait pour seul mérite de ne pas être encore plus laid qu’il ne l’était. L’intérieur avait le mérite d’être assez spacieux, et de comporter un large couloir qui allait d’un bout à l’autre de l’étage supérieur, où les enfants pouvaient être maintenus hors de vue et hors de portée d’oreille, et semer la pagaille autant comme autant. Toutes les pièces principales s’ouvraient sur une terrasse gravillonnée qui menait aux jardins, lesquels étaient bordés par un petit ruisseau et entourés de champs et de bois.
Si seulement les gens pensaient à autre chose qu'à être amoureux, tout serait bien plus simple...
- Non que je n'aime pas Maman, déclara- t-elle posément. On s'attache, vous savez...
— C’est vrai, Anne, dit-elle en glissant distraitement une aiguille à tricoter dans ses cheveux. Vous êtes très gentille. Mais que viennent faire les vêtements dans cette histoire ?
Les yeux de miss Todd se mirent à pétiller.
— Madame Morland, ils me sauvent la vie ! Voilà pourquoi je dévore vos livres. Je n’ai que faire de la grande littérature. Quand je lis des ouvrages sur la mode, c’est comme si je prenais de l’opium. J’oublie tout, ma mère, la mort, les difficultés financières… Cela me distrait. Je sais que je ne pourrai jamais porter ces vêtements. Je ne serai jamais ce genre de femme, même si j’en avais les moyens. Néanmoins, ils comptent énormément à mes yeux. Vos livres m’ont été d’un grand secours, alors…
- Si vous écrivez vraiment un roman, j'aimerais beaucoup le lire quand vous l'aurez terminé.
- Vous risquez de ne pas l'apprécier, l'avait prévenu Laura de sa voix suave. Il n'a rien d'intellectuel. L'écriture est pour moi un gagne-pain. Voyez-vous, de son vivant, mon mari était un boulet. Naturellement, il m'est encore moins utile à présent qu'il est mort, même s'il me coûte moins cher. Mais l'idée m'est venue que, si je parvenais à commettre de bons mauvais romans, je pourrais peut-être financer les études de mon fils.
- De bons mauvais romans ?
- Oui. Des romans médiocres, mais bons dans leur genre : des romans de seconde zone. C'est tout ce dont je suis capable, lui avait-elle expliqué avec le plus grand sérieux.
Voir Gudgeon sonner le gong pour le souper était comme admirer un artiste au travail. Prenant la baguette, dont le bout arrondi était soigneusement rembourré de peau de chamois qu’il se faisait une fierté de remplacer de ses propres mains de temps à autre, il exécutait une ou deux fioritures préliminaires à la façon d’un tambourmajor ou d’un lion qui se fouette les flancs jusqu’à la frénésie. Puis il laissait tomber la partie rembourrée au centre exact du gong, en tirant une note basse et résonante. Il frappait avec une vigueur croissante, l’extrémité de sa baguette décrivant des cercles qui allaient s’élargissant sur la surface sombre et martelée du gong, jusqu’à ce que le son emplisse toute la maison, mugisse dans les couloirs, vibre dans chaque poutre, éveillant chez les enfants d’Agnès couchés en haut un effroi mêlé d’excitation joyeuse, faisant dire à David dans son bain: «Maudit soit ce gong: je pensais avoir encore cinq minutes devant moi», à M. Leslie, dans le salon: «Tout le monde est en retard, comme d’habitude, je suppose», et à Lady Emily, à qui Conk mettait des épingles dans les cheveux: «Le gong a sonné, Conque?»
« Je vais vous dire, Martine, qu’en France, nous appelons l’anglais la langue des oiseaux, en raison de l’effet qu’il produit sur nos oreilles, un son gazouillant et sifflant, peut-on dire. L’allemand, au contraire, est appelé chez nous la langue des chevaux, en raison d’une certaine lourdeur, d’une maladresse, qui n’est pas sans rappeler le hennissement d’un cheval. »
Il resta un instant silencieux, à regarder le ruisseau. Il était incroyable que Gay, son amie d'enfance, son amour de jeunesse, sa femme bien-aimée, lui échappe, et pourtant, c'était le cas. S'il essayait de revoir son visage, d'entendre sa voix, il ne pouvait plus se la représenter clairement. Un être qu'il avait aimé au-delà des mots se transformait en une ombre floue, qui s'estompait de mois en mois, de jour en jour. Le temps dévore tout, mais chaque mortel croit que sa propre mémoire peut être un sanctuaire à l'immortalité. Il garde l'image chérie dans son cœur, pourtant, alors même qu'il la tient, les lauriers se fanent, le tableau devient moins net.