Je garde un si grand souvenir de ce beau roman Les fous de Bassan, prix Femina 1982, que je visite rarement une bibliothèque ou une librairie sans explorer l'initiale He dans l'espoir d'y trouver un autre livre de cette québécoise. Très primée, surtout dans son pays, je comprends mal qu'Anne Hébert soit restée si discrète en Europe; elle a quand même vécu vingt ans en France. Mais la qualité littéraire n'est pas toujours synonyme de notoriété (et inversement). J'ai fini par dénicher ce titre-ci en librairie, avec la preuve que la qualité reste disponible pour une bouchée de pain (1) (en cherchant un peu).
Car il s'agit encore d'un livre dense, moins par les événements qui constituent sa narration que par le texte d'une poésie riche et le réseau thématique complexe mis en place, dont je vais essayer de tirer quelques grandes lignes. Comme dans Les fous de Bassan, l'auteur sème graduellement des fragments, presque parcimonieusement, au gré de paragraphes courts qui placent d'abord le lecteur dans un flou dégradé et enveloppant. Puis le puzzle se constitue savamment pour former le tableau dense d'une vie et d'une réconciliation avec soi. Point de départ: une actrice de théâtre vieillissante revient dans son pays natal à cause de deux lettres: l'une de sa fille fugueuse, l'autre qui l'invite à Québec pour y jouer Winnie dans "Oh les beaux jours" de Beckett, pièce ô combien significative pour une personne de son âge.
Quelques chroniques sommaires consacrées à ce livre se contentent d'évoquer un hommage aux fondatrices de Québec. Il s'agit de beaucoup plus que cela: c'est la quête d'une femme qui se réconcilie avec une double identité. Celle-ci est restituée à partir de faits de son passé auquel elle est confrontée en parcourant les rues de sa ville natale(2) mais aussi à partir de figures féminines qui ont marqué l'histoire des origines de cette cité. La double poursuite identitaire trouve écho dans la duplicité du personnage principal, d'une part Pierrette Paul la jeune-fille qui a quitté le Québec comme femme de chambre pour devenir actrice de théâtre en France et d'autre part Flora Fontanges, nom de scène, l'idéaliste qui transcende l'autre en donnant vie sur scène à des figures féminines historiques ou théâtrales.
Un hommage aux fondateurs français de Québec: le premier jardin fut établi par Louis Hébert et sa femme Marie Rollet, véritable incarnation d'Ève, mère de l'humanité, selon la métaphore filée annoncée par le titre du roman. "Des branches vertes lui sortent d'entre les cuisses, c'est un arbre entier, plein de chants d'oiseaux et de feuilles légères, qui vient jusqu'à nous et fait de l'ombre, du fleuve à la montagne et de la montagne au fleuve, et nous sommes au monde comme des enfants étonnés." On retrouve dans son identification aux filles de la Nouvelle-France la thématique de la solidarité féministe chez Hébert: ainsi la figure de Guillemette Thibault contrainte de choisir le couvent pour éviter le mariage qu'on veut lui imposer.
Les contraintes sociales imposées aux femmes légendaires du pays se retrouvent dans les limites aliénantes qui ont déterminé le passé de Pierrette: orpheline, soumise d'abord à une stricte obéissance religieuse dans un hospice, puis adoptée par une famille bourgeoise qui veut faire d'elle l'objet de son prestige social, destinée à un parti qui ne lui correspond pas, "Vous n'en ferez jamais une lady", elle quitte le pays pour la France avec une basse situation sociale. La famille adoptive est entre-temps entrée en décadence: le récit met en avant le lien entre la déchéance de la haute bourgeoisie et l'exploitation des classes inférieures.
La jeune génération à laquelle Flora/Pierrette est alors confrontée, les amis fréquentés par sa fille, Raphaël le petit ami qui fait figure d'archange salvateur, est aux antipodes de la société rigide qu'elle a quittée autrefois. L'emprise de la grande bourgeoisie sur la ville est rompu, le nouveau monde appartient à une nouvelle génération souple, égalitaire. Sa fille Maud qui a fugué de France pour rejoindre le Québec représente la filiation active du modèle de cette nouvelle société préfigurée par l'héroïne du récit.
La pièce que doit interpréter Flora, Oh les beaux jours, a une portée allégorique: il s'agit d'une œuvre qui traite habilement du dépérissement de l'être humain. On y voit l'attirance pour la mort, de laquelle la protagoniste du roman doit s'extraire pour continuer à mener une vie agissante. L'immobilité de Winnie opposée à la mobilité libératrice, la fuite, l'émancipation.
L'étude "La fugue, la fuite et l'espace franchi dans Le Premier Jardin"(3) m'a particulièrement interpellé parmi les très nombreuses publications savantes sur ce roman; elle porte sur les limites spatiales imposées aux femmes de l'époque de la protagoniste. On y explore la convergence entre les exils affectifs et socio-spatial. Ce document fouillé m'a été spécialement utile pour élaborer cette chronique.
La prose douce et mélancolique qu'Anne Hébert manie avec une maîtrise discrète, juste et érudite, autorise un solide mise une valeur artistique de différents champs impliquant la condition de la femme. L'œuvre hébertienne contribue aussi à combler un fossé, plus historique que géographique, entre France et Québec, deux pays autrefois unis.
(1) Occasion à 1,50 €
(2) Le titre du roman était au départ "La cité interdite", c'est-à-dire ces endroits de la ville auxquels l'héroïne évite de se confronter, car témoins de son enfance perturbée.
(3) Kathleen Kellett-Beslos, Ryerson University (Toronto).
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