Benjamin Hoffmann

C'est qu'on laisse une part de soi à tous ceux que l'on rencontre ; et peut-être que le voyage, très loin de nous enrichir comme le veut la croyance commune, n'est pas autre chose que cette expérience d'une dépossession progressive, des lambeaux de nous-mêmes restant accrochés aux lieux qui nous ont touché au cœur et aux êtres qui ont trouvé le chemin du nôtre. Le voyage : perte de soi par morceaux successifs bien plus qu'apprentissage émerveillé de la beauté du monde..

Les Minuscules revenaient chaque nuit. Ils mandataient l’un des leurs qui frappait trois coups à la porte, Giacomo ouvrait doucement et se laissait conduire aux jardins. Vêtu d’une cape sombre dans laquelle il se tenait prêt à disparaître, son guide remontait le couloir en longeant les boiseries puis s’arrêtait au sommet de l’escalier d’honneur. Une fois assuré que la voie était libre, il sautait lestement d’une marche à l’autre, sans témoigner de craintes ni d’hésitations quoique la hauteur de chaque degré fût égale à la sienne. Giacomo descendait à sa suite, attentif à ne produire aucun bruit qui pût avertir de sa présence la canaille du château. Le Minuscule attendait qu’il l’ait rejoint au rez-de-chaussée puis se hâtait de parvenir aux cuisines. Giacomo déverrouillait l’entrée de service au moyen du trousseau que le comte lui avait remis le jour où il l’avait nommé son bibliothécaire. Dehors, le Minuscule allumait la lampe qu’il avait dissimulée dans une anfractuosité du mur. Il sortait ensuite un long couteau dont il usait comme d’une machette pour se frayer un passage à travers la pelouse.

9,1 : c'est la magnitude du séisme de 2004 au large des côtes de l'Indonésie. L'énergie libérée est mille cinq cents fois supérieure à celle de la bombe d'Hiroshima : suffisante pour que la planète oscille sur son axe et que des répliques aient lieu en Alaska. Le Tsunami qui en résulte est plus destructeur de l'Histoire. Il mesure trente-cinq mètres : hauteur d'un immeuble de huit étages. Quatorze pays sont frappés à travers l'océan indien et jusqu'en Afrique de l'Est. Situées à proximité de l'épicentre, les îles Nicobar sont dévastées. Un cinquième de leur population est blessée, tuée ou portée disparue. Sur l'île de Sumatra, la ville de Banda Aceh pleure soixante mille morts, un quart de ces habitants. Au total : le tsunami fait deux centre trente mille victimes, d'une soixantaine de nationalités différentes.
L'île de la Sentinelle n'est pas épargnée. Avant le désastre, sa superficie était d'environ soixante-douze kilomètres carrés. Un îlot boisé, l'île de Constance, était situé à six cent mètres de la côte sud-est. Le séisme de 2004 fait basculer la plaque tectonique sous l'île, la soulevant de deux mètres. Des vagues étendues de récifs coralliens sont exposées et deviennent des terres sèches, prolongeant les limites de la Sentinelle et reliant celle-ci à l'île de Constance.
Le 28 décembre 2004, le gouvernement indien envoie un hélicoptère pour prendre la mesure des dégâts sur la Sentinelle. Le pilote observe trente-deux individus à trois points différents sur l'île, sans remarquer un seul cadavre ; il s'éloigne lorsque son appareil essuie une volée de flèches. Après cela le monde s'étonne : les Sentinelles ont mieux résisté à la catastrophe que les colons indiens ! Regardez-le, ce courage indomptable ! Les braves indigènes se dressent face à la machine volante comme ils ont défié le tsunami ! Cette résilience exceptionnelle, toutefois, s'accompagne d'une immense fragilité. En redessinant leur territoire, le séisme a affecté en profondeur leur mode de vie. Tout autour de l'île, à la place du ruban de rives sablonneuses qui la ceignait auparavant, ce sont des coraux morts qui séparent les Sentinelles de la mer. Depuis 2004, il leur est beaucoup plus difficile d'accéder à leurs zones de pêche et leurs chances de survie en sont encore diminuées.

1974. L'IRA fait sauter des bombes à Londres et Birmingham, Nixon démissionne après le scandale du Watergate et Pompidou meurt à la tête de la France. 1974, c'est l'année ou le squelette de Lucy est découvert en Ethiopie, celle où Stéphane King publie son premier roman et celle où Alexandre Soljenitsyne est privé de la citoyenneté soviétique. En 1974 les radios passent ABBA et les Beach Boys, Eric Clapton et Freddie Mercury, Le Parrain II et l'Exorciste sortent au cinéma et l'Allemagne de l'Ouest remporte la Coupe du monde de football. Et c'est aussi l'année où un autre évènement, plus modeste en apparence mais néanmoins historique, se prépare très loin de l'Occident : la première expédition filmée sur l'île de la Sentinelle.

... tout me semblait dérisoire hormis la littérature qui nous fait sauter les étapes de notre propre dissolution de la chair à la poussière et de la poussière au langage, qui nous amène d’un bond au stade ultime en faisant de nous pour l’éternité les lettres dont nous avons couvert les pages de nos livres.

Mais au lieu du respect que l'on réserve d'ordinaire à ce qui est ancien, leur origine lointaine a valu aux Sentinelles le surnom de "tribu de l'âge de pierre". C'est une inconséquence ; le racisme en explique bien d'autres. Si l'on en croit les journaux racoleurs d'Europe et d'Amérique, rencontrer les Sentinelles reviendrait à abolir le temps : à remonter d'un saut sur leur plage à l'époque du prénéolithique. Je réprouve ce fantasme qui les fige dans un temps immobile. D'accord : les Sentinelles ne savent pas faire du feu et ne connaissent donc rien à la métallurgie, pas plus, d'ailleurs, qu'à l'agriculture. Mais ils ont appris à veiller sur les flammes provoquées par la foudre et à monter sur leurs flèches des morceaux de métal arrachés aux navires qui s'échouent sur leurs récifs ; et s'ils ne quittent plus leur île à présent, ils n'en ont pas moins - avant que la colonisation britannique ne bouleverse leurs rapports - fait du commerce avec les autres tribus Andamanaises et formé des alliances avec elles. Il y a donc changements, évolutions, adaptations chez eux comme chez nous : ce n'est pas parce qu'ils se tiennent à l'écart de notre modernité que les Sentinelles se trouvent en dehors de l'Histoire.

Et je souhaitais aux Sentinelles de se tenir aussi loin de nous que possible ; dans leur intérêt mais aussi dans le nôtre. Ils tenaient le flambeau, vous comprenez, le flambeau de tout ce qui est enchanteur et reste inaccessible, de tout ce qui est envoûtant mais vous échappe, de tout ce qui laisse entrevoir des merveilles mais ne se réalise jamais. Ils étaient comme mon amour pour Eva : la frustration de notre désir et la garantie qu'il soit possible de désirer encore. Pour nous tous il fallait qu'ils survivent car ils gardaient intact et fragile, quelque chose de la beauté du monde et comme la promesse qu'un jour nous fussions pardonnés.

J'avais enfin compris qu'être adulte, c'est précisément cela : faire le deuil des possibles. Et mettre toute l'énergie qu'on perd à rêver d'une autre vie dans l'effort pour embellir la sienne.

autrui est un mur blanc où nous feignons de voir une fenêtre

Combien de fois meurt-on au cours d'une vie ? pensais-je. Aussi souvent que l'on perd ceux que nous aimions. Le vide qu'ils laissent en partant est l'espace où nous réinventer ; il n'y a pas d'autre moyen de s'en consoler.