Citations de Bob Shacochis (51)
De toutes les horreurs insupportables qu'il avait affrontées de son plein gré, la morgue de Port-au-Prince était, à certains égards, la plus abominable, celle qui avait provoqué en lui la sensation de vertige existentiel la plus déstabilisante, et il n'avait aucune envie de voir ses chaussures souillées par le suintement répugnant qui formait des rigoles sur le sol en béton du bâtiment, ni de contempler, glacé de désespoir, cette pièce de la taille d'un wagon de marchandises où les corps boursouflés de bébés et d'enfants étaient entassés comme du bois de chauffage, attendant que les services de travaux publics veuillent bien prêter un camion benne pour être acheminés jusqu'aux marécages de Tintayen.
Il fait une chaleur d'étuve et la radio hurle à plein volume. Des trucs des années 1950: shoop shoop dee doo, waa-oo, my baby left me. Il fut un temps où je connaissais les paroles et je les chantais en même temps d'une voix rafraîchie par une bonne rasade de vin. Le blues et le bop jouent avec mon coeur et le font rebondir entre eux deux comme un ballon de basket. Voilà une ballade sentimentale. Un amour perdu, et tous les regrets qui vont avec. Un joueur de saxo fait jaillir de la boite les notes aiguës de son sirop.
Elle possédait ce don qu'ont les adolescents du montage improvisé, qui consiste à opérer des coupes dans une histoire, ou lui apporter quelques petites modifications pour la rendre plus présentable aux oreilles des parents, à omettre des détails gênants, minimiser des relations, transformer les couleurs primaires d'un comportement discutable en pastels irréprochables.
Marija, avant de dire oui, reprit solennellement l'archevêque, il y a une complication dont vous devez être mise au courant : ce bateau a été affrété par des sionistes, les réfugiés qu'ils viennent chercher sont des juifs. Est-ce que vous êtes coupable d'antisémitisme ? demanda l'archevêque à la mère du garçon.
Non, répondit-elle, que les juifs vivent en paix, mais ils vont nous faire passer par-dessus bord, et qui pourrait leur en vouloir, mon Père. En Bosnie, mon mari avait reçu l'ordre de tous les envoyer dans les camps.
Année après année, l'histoire était toujours la même, une nation de familles, qui meurent les unes pour les autres, d'une façon ou d'une autre, leur sang coulant dans tous les paysages obscurs de la planète. Qui ne décident pas du destin, mais le servent, et qui ont droit aux honneurs solennels dans les cimetières, aux étoiles sur le mur, aux drapeaux sur les tombes, aux gerbes qui rappellent le sacrifice.
S'il était vrai que les morts continuaient à vivre, ou se perpétuaient, dans les vivants, alors il fallait accepter une autre vérité encore plus essentielle. Les morts avaient de l'importance, les morts n'étaient pas indifférents, tant que la vie avait de l'importance et tant que les vivants n'étaient pas indifférents. Le cœur, apprend-on, quel que soit le moment auquel on l'apprend, que ce soit tôt dans la vie ou plus tard, est une crypte pour les morts, une nécropole privée. Il n'y en a pas d'autre, en fait. Où sont-ils ? Ici, ou alors nulle part. C'était cela que le cœur avait en commun avec l'histoire. Retenir, préserver, se souvenir - un présent éternel.
(…) quel que soit, pour une personne ordinaire, le degré d'improbabilité d'une telle symétrie humaine mythique, les gens qui sont faits pour être ensemble finissent par se trouver, ennemis ou amants, à travers l'espace, le temps et l'océan de l'éternité.
Mais je peux te dire une chose, le monde se remplit de douleur quand tu trouves impossible de pardonner à ton père et que tes pires soupçons sur la vie sont ainsi confirmés.
Mais arrivés à la Drave, les soldats de l'Etat indépendant de Croatie furent désarmés par les Britanniques hostiles et idéologiquement indécis, entassés dans des trains bondés et renvoyés directement en Yougoslavie, entre les mains des communistes, puis massacrés tandis qu'ils sortaient des wagons de marchandises, comme les quatre-vingt mille juifs qu'ils avaient eux-mêmes consciencieusement expédiés vers la Pologne au cours de la guerre.
Les Américains n'étaient pas bâtis pour prendre de telles choses au sérieux, jusqu'à ce qu'on leur mette le nez dans les atrocités qu'ils commettaient parfois quand ils étaient pris de la passion dévorante de refaire le monde. (p. 70)
Le problème, c'était que les livres faisaient de moi un rêveur, un habitant de toutes sortes de mondes sauf le mien, et à cause de cela, il est parfaitement clair pour moi que le jour où mon enfance s'est terminée, il y a six ans, quand j'en avais quatorze, c'était quand j'ai commencé à comprendre que j'allais devoir m'adapter ou périr. (p. 381-382)
Tout cela lui semblait un peu trop diaboliquement fantaisiste et il eut une fois de plus l'impression qu'on lui avait forcé la main, qu'il avait été embarqué de force dans la troupe d'un théâtre de l'absurde connue pour ses carnages, ne jouant que pour des rois et pour leurs sujets qui ne se doutaient de rien, la distribution et les spectateurs risquant, autant les uns que les autres, une mort violente, ou de fausses exécutions ou, ironiquement, parce que c'était moins excitant, presque une déception dans son manque d'imagination, un massacre en masse
Dans une fulguration de pure clarté, elle comprit aussi que sa vie entière – sa pluralité, le défi de ses improvisations élémentaires, toute cette collection de lieux d’habitation, d’endroits et d’amis, les langues qu’elle apprenait volontiers pour atténuer son caractère étranger – avait été conçue pour faire d’elle un caméléon professionnel, et elle se résolut au fait qu’elle était destinée à vivre de cette façon, comme une actrice dans un théâtre sans mur ni limites ni public.
Pendant les derniers jours de l’occupation, il y avait en Haïti une Américaine, une photojournaliste – blonde, jeune, exaspérante – qui était devenue l’obsession de Thomas Harrington.
Quelle que soit la façon dont on s'y prend pour l'expliquer, l'amour, se dit elle, c'était ce qui vous diminuait lorsqu'il n'était plus là.
Maintenant ils se connaissaient moins bien parce qu' ils se connaissaient un peu mieux.
Mon éducation ne me servait à rien du tout, alors il était temps que je fasse quelque chose qui enrichisse ma vie… comme si la vie de quelqu’un ressemblait à un pain qu’on peut bourrer de vitamines.
Même une femme âgée a besoin d’une bonne culbute pour pas êt’ malheureuse.
Quel fils voudrait faire du mal à la femme qui l’a mis au monde ?
CHAQUE jour était une petite aventure épique sans objet, un long canular qui défilait toujours à la manière d’un dessin animé, comme si la moindre activité n’avait de sens que si elle était plongée dans l’atmosphère de drame et de menace d’un mauvais opéra.