Henry Forge est le descendant d’une longue lignée de propriétaires terriens installés dans le Kentucky depuis des générations. La famille a prospéré et lorsque s’ouvre le récit, les Forge sont une famille riche et influente. John-Henry, le père d’Henry est un homme de certitudes et de valeurs. Certain de sa place dans le monde et de celle que son fils devra tenir, instruit mais tout imprégné des principes sudistes. Henry se construit dans l’opposition à son père mais reste formaté par son éducation, il transforme le domaine familial en élevage de chevaux de courses. Obsédé par la pureté du lignage, il ne rêve que du cheval parfait, le champion qui fera sa gloire. Sa fille Henrietta grandit dans l’obsession de son père, destin imposé dès sa naissance, elle devient son bras droit alors qu’elle n’est encore qu’une adolescente. Lorsqu’elle doit recruter un nouveau garçon d’écurie, son choix se porte sur Allmon, un jeune homme noir tout juste sorti de prison. Venu des quartiers pauvres de Cincinnati, Allmon débarque dans un nouveau monde, chargé d’un passé bien lourd à porter.
Voilà donc le décor planté. L’histoire semble assez simple à première vue, un choc des cultures sur fond de courses de chevaux, mais l’autrice nous propose un récit bien plus complexe. Les personnages tout d’abord sont particulièrement travaillés, difficiles à appréhender, ils vont créer chez le lecteur des sentiments ambivalents. Henry et Allmon notamment, que l’on découvre tous deux enfants, grandissant dans un milieu familial difficile. Pour l’un la figure du père est écrasante, l’héritage familial oppressant et un avenir tout tracé lui est imposé. Pour l’autre, le père est absent, la mère est présente physiquement mais absente symboliquement à cause de la maladie qui la ronge, il n’a pas d’avenir, la vie ne lui laisse aucun choix. Ainsi donc, malgré leurs différences d’expérience et de personnalités, tous deux ont en commun cette volonté farouche d’échapper à leur destin. Mais peut-on se défaire ainsi de ce que les générations précédentes ont fait de nous ? J’ai parfois pensé aux principes de la psychogénéalogie, théorie selon laquelle les secrets, traumatismes et conflits des ascendants influent sur la vie des descendants. Car Henry et Allmon traînent avec eux une multitude d’individus et des siècles d’histoire familiale, mais aussi celle de tout un pays qui s’est construit dans le sang et les larmes, la violence et la souffrance, par les maîtres et les esclaves.
Le récit de l’histoire actuelle est entrecoupé de passages racontant l’arrivée de la famille Forge sur ses terres, la vie des esclaves et les violences subies, la soif de liberté et le prix à payer pour se sauver. Des passages terribles, mais ô combien réalistes.
Quant aux chevaux, ils tiennent une place centrale dans l’histoire. J’y ai étonnamment vu par moments un certain parallèle avec le traitement réservé aux esclaves… Lorsqu’une jeune esclave raconte les étreintes imposées et les grossesses subies dans l’unique but de revendre de jeunes esclaves héritant des qualités de leurs parents, cela fait désagréablement écho à une autre scène racontant la saillie d’une jument et le bénéfice que le propriétaire de l’écurie pourra en retirer.
Ce roman de C.E. Morgan mérite-t-il d’être considéré comme un grand roman américain ? Incontestablement oui.
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