Nous connaissons à Londres une foule d'Éthiopiens qui ne meublent même pas leur logement. Les choses qu'ils achètent restent dans leur emballage, prêtes à partir avec eux. Les boîtes en carton contenant des téléviseurs, des grille-pains, des fours à micro-ondes et des radiateurs électriques s'empilent à côté de leur porte d'entrée. Ces gens ne s'attachent à rien. Ils se laissent flotter sur le mythe du retour.
C'est à ce moment-là que j'ai compris pourquoi les soufis essaient d'effacer leur corps. Ce n'est pas parce qu'il est le réceptacle de parasites, ni parce qu'il exige de la nourriture, de l'eau et des heures de sommeil, mais parce qu'une simple bouche refermée sur un doigt peut anéantir les sentiments les plus sacrés, les intentions les plus pures. Une bouche refermée sur un doigt peut susciter un baiser, et ce baiser peut changer le monde.
Les soufis nient le corps, les victimes de tortures s'en détachent : chacun à leur manière, ils cherchent la transcendance.
Le samedi suivant, peu après midi, je l’ai retrouvé dans la cour de son oncle. Il m’a fait signe de le suivre dans la pièce principale. L’oncle a ouvert un coffre de bois trônant dans un coin. Plusieurs dizaines de petits livres reliés de cuir y étaient empilés. Chacun contenait un juz, c’est-à-dire un trentième du Coran. On n’utilisait ces livres qu’à une seule occasion, durant le mois de Safar, ce mois dangereux où les gens ne peuvent ni se marier ni voyager. Il y avait un juz pour chaque jour du mois. L’oncle d’Aziz était membre d’un conseil des anciens qui se réunissaient chaque soir de Safar pour lire un juz – afin d’éloigner le danger.
« Pour les enfants », a dit l’oncle.
J’ai regardé Aziz avec joie. Quel cadeau !
« Il te demande simplement de les lui rendre à Safar. Pour le reste de l’année, ils sont à toi. »
Nous nous sommes agenouillés et avons fait deux piles de livres, que nous avons mises dans un vieux sac de cuir servant généralement à transporter le khat. Je ne disais rien, toute à l’exquise sensation ressentie lorsque les petits livres recouverts de maroquin usé me tombaient entre les mains, toute à mon désir de toucher la peau d’Aziz.
« Hussein me les a donnés », ai-je menti à Nouria en empilant les livres dans un coin de notre chambre.
J'entends des voix à présent, mais ce ne sont pas les voix des pères ou des amants, ni des mères, des anges ou des démons. Ce sont les échos de mes guerres personnelles et de celles que les femmes ont menées avant moi, qu'elles livrent à mes côtés. Rien d'étonnant à ce que je sois une personne inconfortable. Je suis un miroir qui en a beaucoup trop à dire.
« - Si tu attends de ne plus aimer le premier avant de t'éprendre du second, tu n'es pas au bout de tes peines. La vie fonctionne autrement; l'amour résiste aux épreuves. »
Cette idée me déroute. Ainsi l'amour refuserait de s'effacer, il demeurerait fidèle à des absents, à des gens hors de portée, dont on ne pourrait plus réveiller les souvenirs. Il serait même possible de s'aimer sans plus se voir ? de s'aimer en aimant quelqu'un d'autre ?
L'homme qui deviendra notre père épousa une femme qui fut auparavant surprise en train de se faire chevaucher par Garreth sur le siège arrière de la Rover.
Moi je ne suis pas de ce monde. Nul ne peut m'atteindre là ou je me trouve, perdue au bord du toit à quarante pied du sol.
Venu de l’Arabie, le soleil trace son chemin orange au-dessus de la mer Rouge, survole un désert et des terres volcaniques, inonde des champs de khat et de caféiers et les collines noires de la vallée fertile qui entoure notre cité fortifiée.
Le djihad est notre combat intérieur pour la pureté,la lutte que nous menons pour dominer nos instincts primaires. Cette lutte n'a strictement rien à voir avec les autres combats. Le seul être sur lequel nous pouvons exercer un contrôle, c'est nous mêmes.