Un nouveau cycle de rencontres explore les questions écologiques portées par la littérature, dans le prolongement du Prix du roman d'écologie décerné depuis 2018. L'inspiration écologique est-elle une manière de renouer avec une littérature engagée ? Cette rencontre s'intéresse à l'engagement en littérature.Dialogue entre Camille Brunel, auteur de La Guérilla des animaux (Alma Éditeur, 2018) et Errol Henrot, auteur des Liens du sang (Le Dilettante, 2017)Animé par Dalibor Frioux, écrivain
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J'occupais ce nouveau poste depuis à peine trois semaines, et quel poste ! Non pas conservateur de tel ou tel département d'objets à voir, mais directeur des choses vues. Un poste déjà banal dans la plupart des musées du monde : grâce à une puce et à un capteur microscopique, chaque objet exposé enregistre en permanence le nombre de regards qui tombent sur lui, la quantité d'attention qui lui est consacrée. A la fin de chaque mois, nous savions non pas ce que nous souhaiterions que les visiteurs aient vu, mai ce qu'ils avaient effectivement regardé. Charge à nous d'organiser les rotations, les associations, les éclairages, les accrochages, les expositions metant en valeur chaque pièce et l'empêchant de devenir quasiment invisible... (p. 71-72)
A l'époque, je logeais encore au troisième sous-sol du parking souterrain de la mairie de Meudon. Ma famille et moi (...) nous envisagions sérieusement l'achat d'un grand canapé d'angle pour mieux marquer notre espace.
Fini, holiday on oil, le mouvement perpétuel. Les distances abolies du global village étaient rattrapées par le retour de l'espace terrestre, des petits chemins, des mers immobiles. Un crime parfait, un complot dans lequel ils avaient tous trempé. Le pétrole avait bien été cette compotée de cadavres, pressée sur des millions d'années par tous les vérins de la terre, en une liqueur conférant l'égarement des toupies. Et voilà qu'à présent, tous se tenaient au bord de l'océan, dans le même bateau vide de carburant et débordant -d'humains aux gueules maquillées pour sortir, les têtes pleines de fêtes d'antan, de désirs et de rancoeurs. (p. 74-75)
Pour redevenir Quémandeur d'une Quelconque Occupation (QQO), mon statut impliquait que je fasse mes preuves, que je prenne des initiatives humanisantes. Il fallait donc que je fasse mes preuves, en tant que Fond de fichier.
On ne parlait plus de personnes démesurément riches, mais d'un pays entier ; non plus de richesses disponibles à l'échelle d'une vie humaine, mais sur des générations. On ne parlait plus de richesses obtenues par le travail, le mérite, mais de celles qui faisaient irruption aux yeux de tous, sans rapport avec l'effort nécessaire pour les récolter.
L'abattement est une tentation qui s'empare de chacun de nous, qui profite du moindre moment de faiblesse.
Le quotidien, la conversation, la pensée, la politique, les désirs humains étaient à ce point restés mouillés par le fun des hydrocarbures, le beat du global village, que dans les pays les plus gâtés, les plus douillets, États-Unis en tête, la pénurie eut des allures d’atteinte à la démocratie, de putsch des choses contre les hommes. Contraints de parler leur langue et de demeurer sur leur terre natale, la plupart s’estimaient assignés à résidence ; la mise en veilleuse des moteurs fut une arrestation générale, l’extinction des lumières la nuit, une veillée funèbre.
On aurait bien aimé pouvoir dénoncer les groupuscules fascistes, les ligues de vertu fanatiques qui se seraient emparées de l’appareil dirigeant, des médias, de l’économie, de l’Université et des milieux artistiques, imposant leur censure, leur tristesse, leur calendrier révolutionnaire nauséabond, leurs célébrations, leurs joies frelatées et statiques, leur morale moisie du retour à la terre. (…)
Mais cette fois, le coup d’État était perpétré par la terre mère accouchant de ses limites. Affolant les marchés, Black February avait été le catalyseur de toutes les raretés. Toujours moins d’énergies fossiles, d’eau pure et de métaux pour s’amuser et progresser. La panique, l’explosion des prix, la paralysie des véhicules imposèrent la pax rustica aux pays industrialisés, une paix qui faisait la joie des esthètes réactionnaires, des philanthropes avant-gardistes, des Cassandre de tous bords, d’écologistes pleins de rancœur, de tout ce qui vivait de symboles néotestamentaires et de rhétorique moralisatrice. Mais les foules démocratiques, hystériques, obsessionnelles, surinformées et velléitaires, tripes et sexes confits de vitesse, de plaisirs cosmopolites et de publicités, n’en finissaient pas de ressasser la fin de la récréation.
Avec sa télécommande, Katrin passait de la télévision à Internet. Le choix des internautes du site de La Repubblica s’était porté sur un film de trente-deux secondes. Sur un quai du port de Rotterdam, on y voyait prendre feu un homme à moitié enduit de pétrole. Puis il se jetait dans un canal. L’eau du canal était recouverte d’une épaisse couche noire, que le corps enflammait comme une allumette. L’homme se débattait quelques secondes dans une mer de flammes, et la caméra amateur se détournait. De São Paulo, les images étaient aussi calmes que celles des ruines d’un temple grec : quel que fût l’angle, la Bourse ne cessait d’être effondrée, immobile, substrat minéral d’une génération spontanée de cadavres. À quelques mètres des corps enfouis, le maire de la ville, les directeurs de la place financière, le président brésilien consolidaient leurs carrières en se laissant sobrement interviewer, un casque de chantier sur la tête. De Shanghai, Katrin ne voulait rien voir : les hurlements suffisaient à la terroriser. Ils la poursuivaient de chaîne en chaîne – seules les thématiques calmaient son cœur en parlant continûment télé-achat, cuisine, enfants, cinéma. Ni la raison, ni le silence, ni le cours de sa vie n’étaient à même d’apaiser le choc de l’actualité, il lui fallait continuer à regarder.
[dans le camp d'Auschwitz]
Drohocki ne dispose d’aucun médicament, mis à part quelques barbituriques de hasard, pas plus que d’outils de diagnostic. Assis devant une petite table sur son tabouret, il prend des notes sur chaque cas, soumet les patients à des tests psychométriques, les invite à décrire au mieux leurs affections. Il sait que la parole est en elle-même un premier remède. En ce début 1944, combien de temps leur accordera-t-on ce luxe invraisemblable ?
— Bon, tu sais qui sont les brahmanes ?
— Non, pourquoi ?
— Ce sont les sages de l’Inde.
— Et alors ?
— Tu sais ce que c’est, pour eux, la vie ?
— Je m’en fiche [...]
— Eh bien, les brahmanes, ils pensaient que la vie est
une cuisson. Comme une sauce qui réduit dans la casserole.
— Comme dans le four ?
— Exactement. Et à la fin, tu vois si c’est beau ou si c’est bon, à la fin seulement.