Son grand-père lui avait déjà expliqué les trois points fondamentaux de l’espèce humaine qu’il résumait par les trois B: Bouffe, Bizness, Baise.
Lorsqu’on lui demandait ce qu’il voulait devenir, quand il serait grand, il répondait:
-Petit, quand je serais grand je veux devenir petit.
Ô comme j'aimerais que mon père me tienne la main, quelques secondes seulement, sentir toute la confiance du monde autour de mes doigts, presque distraitement, comme si ça allait de soi.
Mon vieil ami est mort.
Quelques jours plus tard, je l'ai croisé, le long du canal. Il était sur son vélo, il m'a fait un signe de la main et, en disparaissant doucement, sa vareuse bleue s'est mélangée au ciel.
J'écoute les rumeurs des familles qui partent dans de beaux trains tout neufs vers des vacances éternelles. Je suis un vieux wagon sur une voie de garage, squatté par le remords, rouillé par le bonheur des autres.
Adrien .- Richard tu sais quoi? J'au un peu le trac pour mon premier jour de travail...
Richard .- Ton job. D'ailleurs, redresse-toi, visualise ton objectif, ne pense à rien d'autre, souris, respire, laisse rentrer l'énergie bienveillante de l'argent, penses-y à chanque instant, tu es capable, tu es le meilleur, tu es un winner, tu es... Adien Polet! Tu comprends maintenant le spirit de Take the money & run?
Adrien .- Ah cest ça "Stand up & go".
Richard .- Je te rappelle le contexte : tu es ici pour un spongieux, partie émergée de l'iceberg de ta dépression économique chronique.
Adrien .- Voilà pourquoi j'ai toujours froid!
Richard .- Tu suintais ta démotivation depuis des semaines dans les couloirs. Tu coûtais beaucoup d'argent à tout le monde et pour toi, tout aurait continué à être gratuit. Tu trouves ça normal ?
Adrien .- Mais pendant toutes les années où j'ai travaillé, j'ai cotisé. Ca fait des années que je viens faire soigner mon spongieux dans cet hôpital et personne ne m'a jamais rien reproché.
Richard .- Normal, c'était un service public.
Ton ventre est cruel Romy, il me montre, jour après jour, mon incapacité à vivre dans la tendresse du monde. Je suis écorché et je laisse, sur ta peau douce, des traces de sang quand je m’y frotte.
Je m'y présente debout, les mains l'une dans l'autre, la tête un peu baissée, le regard au centre de la Terre. Je guette l'émotion, en fixant les lettres de cuivre accrochées sur la pierre. 1928-1985. Le lieu est plus intime qu'une chambre à coucher. Les gens y parlent bas, ils sont entre eux. On entend ce qu'ils disent, on reconnaît les accents. La peine est un langage universel.
Au loin, des rires d'enfants. Tout près, des pleurs d'adultes. Ils disent tous la même chose, ils disent: reviens, sans toi c'est dur, tu sais, écoute mon cœur qui cogne, je te le donne, je le jette dans le trou, prends-le, allez, réveille-toi, reviens, rien qu'un peu, viens, fais un signe, si tu m'entends.
Personne ne voyait que, dans les yeux de la vieille dame, défilait sa vie, très vite; son enfance près des terrils, son père qui crache du sang, une vache qu'elle aimait dont elle avait oublié le nom, une beau jeune homme qui serait son mari puis le premier nom sur la stèle, en dessous de "Morts pour la Patrie", son travail comme servante chez monsieur et madame, pendant quarante-cinq ans, au point où sa vie et celle de ses maîtres se confondaient étrangement, le jour où elle est tombée de l'échelle, son premier hôpital - était-ce celui-ci ? - une vingtaine d'années à se lever et à se coucher, sans trop savoir pour qui, et puis là, maintenant, amenée dans cette salle pour y faire quoi, pour entendre quel abruti en blouse blanche lui dire n'importe quoi. Tout doucement, comme une dentelle qu'on file, elle décida que ça suffisait, pour la vie ici avec tous ces gens qu'elle ne connaissait plus. Elle se sentait en exil du monde entier. Elle n'ouvrit même pas une dernière fois les yeux, elle cessa de marmonner, eût un petit rire intérieur, un bras d'honneur mental au monde et s'installa dans la mort comme dans un bon gros fauteuil avec un napperon pour la tête et une petite couverture pour les jambes.
J'ai tourné les pages d'un livre de photos sur le Québec et le fleuve Saint-Laurent. C'est là que j'aurais eu envie de tout reprendre à zéro. Mais on ne reprend jamais rien à zéro, je le sais. Il y a un avant, un horizon, une pierre, un nuage, un son, une odeur, un cri, celui du premier coup de marteau sur le pouce, ou du premier jappement d'un chiot, il y a des persistances, l'odeur du lait brûlé, de la suie du poêle, d'une cigarette, de l'encaustique, du varech, du talc, il y a toujours le souvenir des poils piquants d'une barbe mal rasée, de la pupille d'un œil, d'une étoile entraperçue par le rideau mal fermé d'une chambre d'hôpital, du regard triste d'une mère, d'un vélo sous la pluie et d'un chalet au milieu d'une clairière, il y a les touches noires et blanches d'un piano, la peau d'un sein, la chaleur d'un mot, le poids de toutes ces choses m'emporterait au fond du plus beau fleuve du monde.