Dans le ghetto, même avant de savoir marcher ils sont capables de t'ouvrir un coffre chez Wells Fargo avec une épingle à chapeau, alors les juke-box... Je leur laisse la monnaie. Moi, j'empoche le loyer. ça évite les disputes.
Le magasin est contigu au Nid mais il a sa propre entrée, une porte ancienne en chêne, avec un hublot en cuivre et une vieille serrure massive, rien qu’une imitation bien sûr, mais parfaitement réalisée. On pourrait croire que la porte avec son hublot et sa serrure ont dormi un siècle au fond du lac. Le butin provenant d’une épave ? Foutre non ! se serait écrié mon père, tel un innocent outragé. Le pillage n’est pas seulement un crime contre l’histoire ; il peut vous coûter deux ans de prison par pièce volée et la confiscation de votre bateau. Pour qui me prenez-vous ? Pour un de ces satanés pilleurs de tombes ?
Et c’est bien sûr ce que tout le monde pensait. Et c’est ce qu’il voulait. Il pouvait mentir avec une sincérité totale ou rendre l’absolue vérité complètement fallacieuse. Un talent utile, dont je n’avais pas hérité. Dommage. Il avait l’habitude de dire que les pieux mensonges sont les fils qui empêchent le tissu social de se déchirer. Évidemment, je ne savais pas s’il le pensait vraiment.
Je m’éloignai avec prudence du rivage, suivant pas à pas les traces laissées par la moto-neige. Seuls le murmure du vent et le craquement que faisaient mes pas sur la glace rompaient le silence. Et bien sûr, il y avait la voix nocturne de la Dame du Lac.
Sous son suaire d’albâtre je la sentais bouger dans ses rêves. Ses marées suivent la lune, elles charrient les eaux de mille rivières en direction de l’est, jusqu’au Saint-Laurent et la mer. La cohorte des blocs de glace lui répond comme un amant, ils se déplacent tendrement avec des gémissements et des murmures. Et puis, de temps à autre, un craquement perçant vous rappelle immédiatement la noire profondeur des eaux prisonnières. Et des esprits qui y sommeillent. On ne peut pas grandir dans ces régions du Nord sans connaître quelqu’un qui est mort dans les glaces. Alors qu’il pêchait ou se déplaçait en moto-neige. Ou tout simplement, alors qu’il marchait.
- Alors pendant cinquante mille ans, les hommes ont vécu avec des chiens, chassé avec eux, dormi avec eux pour se tenir chaud. Ils se sont maintenus réciproquement en vie. S'ils sont programmés pour chasser en meute, qu'est-ce qui te fait croire qu'on ne l'est pas, nous aussi ? D'ailleurs, tu ferai mieux de faire attention. Si tu continues, tu vas peut-être finir par brandir une hache et faire tournoyer une femme en le tenant par les cheveux.
Je suppose qu'il plaisantait. Mais cela ne voulait pas dire qu'il avait tort. Les plaisanteries recélaient parfois autant de vérité que les manuels.
Et la vérité était que les courses avec les chiens me procuraient un sentiment de délivrance, de plaisir pur, qui agissait sur moi comme un baume apaisant.
J'étais toujours aussi fauché, endetté jusqu'au cou et obsédé par une femme qui remarquait a peine mon existence.
mais une heure par jour, lorsque je m'élançais avec les lévriers, les cheveux au vent et l'esprit libre, je me sentais vivant. Et pendant cette heure-là, je n'aurais pour rien au monde échangé ma vie contre celle d'un pharaon.
Sur le seuil, un chat borgne à trois pattes regardait notre petit groupe en miaulant, les babines retroussées. J'allais le prendre dans mes bras.
-Je vous présente Frankenkat. Il voit mal et ça le rend toujours un peu nerveux avec les étrangers.
- Franken… quoi ? fit Daryl.
- Frankenkat. Ainsi nommé pour des raisons évidentes. Il a été renversé par une voiture et a perdu une jambe et un œil dans la bataille, mais j'ai réussi à recoller les morceaux et il ressemble encore à un beau chat. Hein, mon grand ?
Frank inclina la tête en miaulant, puis se tortilla pour m'échapper. Je caressai doucement son œil infirme et il revint se lover dans mes bras.
- Qu'est-ce que je dois faire à ton avis ?
- Si je savais ... mais je suis le dernier type sur terre à qui demander conseils sur les femmes. A ta place, j'irais boire un bon coup en espérant que les choses soient plus claires demain matin au réveil.
- La dernière fois que j'ai fait çà, je me suis réveillé en taule.
- T'as de la chance.
Bass broya sa canette et la lança dans la poubelle.
- Moi, je me suis réveillé au Vietnam.
Ni paroles superflues. Il n'était pas bavard. Moi non plus. Ou plutôt, j'avais cessé de l'être et nos échanges se bornaient à quelques hochements de tête ou onomatopées. Ce qui comportait ses avantages. Souvent j'avais remarqué que regarder les gens travailler était bien plus révélateur que n'importe quel discours.
Parler ne coûte pas cher, comme dit le proverbe. Et une bonne action est toujours récompensée.
Guérir les animaux peut être intense. [...] Mais je n'y avais jamais songé comme à une activité dangereuse.
Je suppose qu'il plaisantait. Mais cela ne voulait pas dire qu'il avait tort. Les plaisanteries recélaient parfois autant de vérité que les manuels.
Souvent j'avais remarqué que regarder les gens travailler était bien plus révélateur que n'importe quel discours.